Le corps a-t-il encore sa place dans l’enseignement à distance ?
En dehors de quelques tentatives de retour en présentiel qui restent minoritaires, voilà un an déjà que, dans le contexte universitaire français, nous enseignons à distance. La majorité des enseignants du supérieur, qui ont dû s’y former rapidement, et de manière imparfaite, constatent que les corps en sont affectés. Étudiants et enseignants passent de longues heures assis derrière leurs écrans, se dégourdissant les jambes dans les moments de pause pour aller à la cuisine se faire un café.
Au-delà du besoin d’exercice qui se fait de plus en plus ressentir dans nos corps engourdis, ce sont tous les éléments de la communication habituellement transmis par le corps qui sont bouleversés.
Rentrer dans le cadre
Tel le comédien, l’enseignant utilise son corps pour faire vivre son discours pédagogique. Il produit des gestes de la main pour faciliter la compréhension de ce qu’il transmet. Les effets positifs de la gestuelle pédagogique ont notamment été démontrés pour l’apprentissage des langues étrangères et des mathématiques.
Par ailleurs, il joue aussi de ses mimiques faciales, de ses déplacements ou encore de son regard pour animer la classe, évaluer les interventions des étudiants et créer un climat de confiance.
Or, lorsque l’on passe en visioconférence, l’utilisation de la webcam impose un certain nombre de contraintes au corps. Tout d’abord, il y a l’immobilisation de part et d’autre de l’écran. L’enseignant doit rester assis et veiller à être bien cadré. Sa gestuelle doit être vue par les étudiants, le contraignant à produire des gestes vers le haut du corps, près du visage, ce qui n’est pas naturel. Les enseignants de langue étrangère, qui ont souvent recours à la gestuelle pédagogique pour faciliter la compréhension de la langue par les apprenants jouent beaucoup sur ce cadrage.
Par ailleurs, enseigner en visioconférence entraîne une situation inédite pour l’enseignant : il se voit en train de faire cours. Sans cesse, son image apparaît à l’écran, et il se regarde pour vérifier son cadrage ou tout simplement l’image qu’il donne de lui-même. Ce miroir constant fait de nous des Narcisses de la visioconférence et est un des facteurs de la fatigue de l’interaction en ligne, appelée Zoom Fatigue (du nom du système de visioconférence le plus utilisé actuellement).
Le regard de l’enseignant n’est cependant pas toujours fixé sur lui-même ou sur son document support. En effet, il doit aussi donner l’impression aux étudiants qu’il les regarde. Or, lorsque l’on est en ligne, pour montrer à l’interlocuteur qu’on le regarde, il faut fixer la webcam et non l’écran. Seulement, les interlocuteurs, eux sont visibles à l’écran et non sur la webcam. Il faut donc faire un choix d’orientation du regard ou alterner regards vers la caméra et regards vers l’écran pour voir les étudiants à qui l’on s’adresse.
Représentation perpétuelle
Voir ses étudiants… Encore faut-il qu’ils soient visibles. Ces derniers mois, la plupart des enseignants du supérieur qui dispensent leur cours en ligne ont fait le même constat : les étudiants se cachent. Ils sont peu nombreux à allumer leur caméra pendant les cours. Les raisons sont multiples. On peut bien sûr évoquer ceux qui se connectent pour faire acte de présence et partent faire autre chose pendant le cours mais il me semble qu’ils sont peu nombreux.
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Une deuxième raison est la fatigue d’être en ligne toute la journée et qui oblige, si la caméra est allumée, à être dans une forme de représentation perpétuelle : l’air attentif (et pas en train de bâiller ou de faire autre chose), assis (et non affalé dans son canapé ce qui est tentant lorsqu’on ne bouge pas de sa chaise de la journée) et donc probablement scruté par l’enseignant et les autres étudiants.
Enfin, si, en tant qu’enseignant, on tend à imaginer nos étudiants bien installés à leur bureau, dans un environnement de travail calme, cela est loin d’être une réalité pour tous. Ayant incité régulièrement mes étudiants à allumer leur webcam par l’intermédiaire d’activités ludiques pour lesquelles ils devaient être à l’écran, j’ai été parfois déroutée par ce que je voyais autour d’eux : certains étaient en train de manger, d’autres avec des enfants ou des colocataires qui passent jeter un œil à l’écran.
Cependant, l’absence des corps et notamment des visages des étudiants n’est pas sans conséquence sur le déroulement du cours. D’une part, elle prive l’enseignant des signaux de feedback essentiels (froncement de sourcils, hochements de tête, sourires…) qui indiquent que les étudiants réceptionnent le discours pédagogique et le comprennent (ou non) ce qui permet d’ajuster le fil du cours.
D’autre part, pour un enseignant, être seul dans son bureau, face à un écran, et parler à un ensemble de petits rectangles noirs portant le nom des étudiants est hautement déprimant. Enseigner à ces corps invisibles est ainsi déstabilisant pour l’enseignant et a un effet négatif sur la dynamique de groupe. Comment, en effet, construire l’identité d’un groupe-classe désincarné ?
Renouer le lien
Tout n’est pas perdu pour autant et des techniques pédagogiques existent. À distance et dans le contexte actuel, le travail sur la dynamique de groupe est plus important que jamais car les étudiants n’ont pas eu l’occasion de faire connaissance sur les bancs de l’université cette année. Pour avoir envie de se montrer, il faut se sentir en confiance et prendre le temps de faire connaissance.
Des activités brise-glace peuvent être mises en place en début de semestre et même en début de cours en guise d’échauffement. On peut aussi proposer des concours de fonds virtuels sur un thème imposé où chaque étudiant doit allumer sa caméra et se présenter devant une photo en arrière-plan ce qui est facile à paramétrer dans Zoom. Cette activité a tellement bien marché chez mes étudiants de master qu’ils m’ont un jour suggéré d’aller plus loin et de faire un carnaval virtuel. Nous sommes ainsi tous apparus déguisés au cours suivant ce qui a redynamisé nos échanges et redonné une place visible et assumée à nos corps.
Enfin, le travail en sous-groupes dans des salles virtuelles est également très appréciable, il offre la possibilité aux étudiants de réfléchir sur un document ou un exercice par groupe de 4 ou 5 et on constate souvent qu’il est plus facile d’allumer sa caméra dans ce cadre plus intimiste. Ces activités ludiques et dynamiques, qui seront peut-être jugées comme une perte de temps dans le contexte universitaire, sont au contraire essentielles pour retrouver l’interactivité, verbale et non verbale, tellement nécessaire aux échanges pédagogiques.
Marion Tellier, Professeure des Universités en didactique des langues, Aix-Marseille Université (AMU)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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