Coopérer en classe avec ses élèves (processus d'apprentissage)
Philippe CLAUZARD. Coopérer en classe avec ses élèves, Biennale internationale de l'éducation, de la formation et des pratiques professionnelles, Juin 2015, Paris, France. 2015
Résumé : Coopérer en classe, c'est penser une dynamique interactive en termes de co-activité enseignant–élèves (Pastré, 2011). Considérant que les élèves sont en classe pour apprendre et les enseignants pour faire apprendre... il s'entrelace dans une perspective de « co-opération », de « coactivité » des gestes d'enseignement et des gestes d'étude sur la scène d'enseignement - apprentissage que constitue la classe. Nous appuyant sur nos recherches et les travaux de Sensevy (2007), relatifs à l’action conjointe, nous tentons d'appréhender des « gestes de coopération », des gestes d’étayage entre celui qui sait quelque chose et celui qui va apprendre de celui qui sait, dans un « ensemble gestuel », modélisé pour une lisibilité et une professionnalisation optimales du travail enseignant.
Mots clefs : Action conjointe, co - activité, gestes d'enseignement, gestes d’étude, geste de coopération.
1 - Introduction
Si la notion de coopération renvoie à une recherche de collaboration et d’accompagnement, fondée sur le souci de partage et d’efficience, elle se situe pleinement au cœur, nous semble-til, de l'agir enseignant. La coopération dessine une sémantique de l’action en classe avec d’autres termes comme confronter, échanger, collaborer, aider. Coopérer en classe, c'est penser une dynamique interactive en termes de co-activité enseignant–élèves. Laquelle repose sur un ensemble de gestes en dialogue. Étudier le travail enseignant, c’est embrasser toute l’épaisseur d’une co-activité enseignant - élève : à la fois l’activité de l’élève et l’activité de l’enseignant, laquelle n’est pas seulement une simple aide à l’apprentissage, mais une activité complète qui comporte sa propre organisation, sa propre sémantique, même si cela s’inscrit toujours dans un cadre interactif, une coopération. Finalement, c’est toujours une activité de coopération enseignant - élèves qui est étudiée. Cette coopération transparait dans les interactions langagières produites en classe, celles-ci sont le support de l’activité conjointe du professeur et des élèves. Elles peuvent nous révéler à l’analyse des gestes de coopération qui prennent corps dans le « topos » du « jeu ». Considérant que les élèves sont en classe pour apprendre, pour étudier et que les enseignants sont présents sur le même lieu pour faire apprendre, pour enseigner, s'entrelacent, dans une perspective de « co-opération », de « co–activité », des gestes d'enseignement et des gestes d'études sur la scène d'enseignement apprentissage que constitue la classe scolaire. Notre projet est de comprendre cet entrelacement de gestes d'enseignement du professeur et de gestes d'études des élèves, dont l'efficience se mesure à l'aune de la formation de concepts par les apprenants. Existe-t-il un geste de coopération entre les deux parties, même si la relation didactique est asymétrique entre celui qui sait quelque chose et celui qui va apprendre ce quelque chose en fonction d’une stratégie décidée par le premier ? Pour mener à bien notre projet, nous nous appuyons sur les réflexions de Bucheton sur les gestes professionnels, et les travaux de Sensevy sur l’action conjointe. Nous nous basons sur nos recherches passées relatives à la médiation grammaticale et sur des recherches sur l'ajustement en médiation. Nous développons aussi nos propos à partir d’une contribution sur une tentative de formalisation des gestes d’enseignement et d’étude exprimés en classe (à paraître). Nous tentons d'appréhender cette coopération entre celui qui sait quelque chose et celui qui va apprendre de celui qui sait. Il nous semble que l'enjeu essentiel réside dans le concept de coopération au cœur d'une matrice enseignante à modéliser dans une perspective de lisibilité et professionnalisation du travail enseignant.
2 - Le métier d’enseignant et les gestes
L’activité enseignante est contextuelle, dynamique et interactionnelle. Elle convoque un ensemble de gestes visant l’enseignement-apprentissage. Les gestes communément appelés gestes professionnels appartiennent à l’inventaire technique d’un métier, à des référentiels de savoir-faire qui portent l’empreinte de sa pratique. Tout acte professionnel forme un système complexe de gestes imbriqués les uns aux autres et en constante évolution selon la dynamique de l’activité (Bucheton, 2009). Ce geste s’appréhende dans sa manifestation concrète : il est observable par un regard extérieur, il est descriptible par une mise en mots, il peut être analysé dans sa dimension corporelle (sensorimotrices, perceptives, émotionnelles) et dans sa dimension langagière, symbolique, sémiotique. Physique ou symbolique, le geste emprunte divers canaux (oral, écrit, corporel). L’enseignant convoque des gestes de sa profession, des gestes de métiers qui sont collectifs, des gestes d’ajustement à des situations particulières d’enseignement - apprentissage, des gestes singuliers où affleurent son expérience et son bagage, son parcours et son éthique. Bucheton (2005, 2009) spécifie les gestes professionnels comme les « arts de faire et de dire qui permettent la conduite spécifique de la classe » et une action « pour faire agir ou réagir l’autre » selon certaines préoccupations. Le geste professionnel est situé, dynamique; il s’actualise dans un « genre scolaire » partagé. Ces gestes sont des outils d’orientation et d’ajustement à la situation de classe, pilotés et régulés par des logiques identitaires des sujets (invariants du sujet, Vinatier, 2009), et des logiques environnementales de classe et configurationnelles des savoirs (invariants de situation). Le geste qu’exprime le professeur est adressé et possède une intention, une visée spécifique consistant à faire apprendre. En cela, il est un geste d’enseignement, auquel répond le geste d’étude de l’élève.
3 - Un entrelacement de gestes d’enseignement et de gestes d’étude
Nous partageons la définition du geste d’enseignement que propose Sensevy (2010) : un geste professionnel en milieu enseignant ne peut se penser que référé à l’objet de savoir qu’il s’agit de faire apprendre. Le geste est intimement lié au savoir. Il ne se réduit pas à une gestion de classe. Le geste d'enseignement est ainsi « une manière de faire grâce à laquelle celui qui a élaboré un rapport construit et de « première main » au savoir va assurer la communication de ce savoir, en général au sein d'un dispositif didactique. » (Sensevy, 2010). Le geste d'enseignement se comprend en référence à une analyse épistémique du savoir, à la production d'un dispositif apprentissage, à l’élaboration d’une stratégie didactique. Il prend toute son épaisseur dans la production d’une étude pour apprendre.
Un geste d'enseignement repose ainsi sur un rapport au savoir en jeu élaboré par le professeur, la production de dispositifs dans lesquels s’actualise le savoir. Lequel savoir donne sa forme au geste d’enseignement, tout comme l'objet d'apprentissage donne forme aux transactions didactiques dans un entrelacement entre gestes d'enseignement et gestes d'étude. Les gestes d’étude constituent une combinaison de gestes chez l’élève pour s’emparer et résoudre la tâche et ainsi répondre aux attentes didactiques du professeur : on peut y observer des gestes de perception, de représentation, de catégorisation, d’inférence, de réflexivité, de secondarisation, etc. Le geste d’étude est suscité par la stratégie didactique de l'enseignant. Il est un levier pour le professeur et une ressource pour l’élève. Il mobilise des fonctions cognitives particulières et engage l’élève à jouer d’une stratégie pour élucider de façon intentionnelle la tâche scolaire, le problème posé. Ces gestes qui font tout le sel et l'efficience du jeu d'apprentissage s'actualisent dans des transactions didactiques toujours spécifiques à ce dont il s'agit de faire apprendre. Gestes d’enseignement et gestes d’étude forment un système de postures de coopération en tension, à la source d’une activité conjointe. On peut dire que cette action conjointe est « organiquement coopérative » : « que l’on considère n'importe quel acte didactique, et l'on constatera que dans chaque action du professeur, l'élève trouve une place, même minime, et que la même chose peut se dire de chaque action de l’élève » (Sensevy, 2007, page 15). Nous définissons cette dialectique comme le jeu d’une « coopération », une opération conjointe où l’opération de l’un déclenche celle de l’autre et inversement, dans des transactions finalisées sur la construction de l’objet de savoir.
4 - Le jeu didactique d’apprentissage
L’école a pour vocation de conduire les élèves à la formation de concepts au travers de ce que les didacticiens nomment des jeux d’apprentissage. La notion de jeu peut fournir un modèle pertinent, car elle souligne des aspects différents de l'activité humaine, des aspects affectifs, cognitifs et pragmatiques de l'action. Le modèle du jeu souligne aussi la coopération, le jeu est fondamentalement coopératif en plus d’être mobilisateur de ressources. Les catégories d’analyse de l’action conjointe, développées par Sensevy, indiquent le lien indissociable entre professeur et élèves, la nécessité de coopération qu'il nomme action conjointe au sein d’un système didactique. L'action du professeur ne peut être traitée indépendamment de celle des élèves, ni de l'enjeu de savoir. Il est ainsi souligné le jeu du professeur sur le jeu des élèves par le truchement d’une topogénèse qui suggère la place que chacun prend dans la transaction. On peut interroger le jeu des élèves sur le jeu du professeur ainsi qu’en retour, comme une réponse dans une co-activité dialogique où les mots engagent des actions et des attitudes. Au jeu de l’un répond le jeu de l'autre et inversement. On ne peut négliger l’influence des feedbacks des élèves que des professeurs peuvent redouter ou bien souhaiter. L'action didactique conjointe est bien fondée sur une relation de communication inscrite dans la durée autour d’un contenu. La relation actualise l'action qui est actualisée en retour par celle-ci. Cette relation est intrinsèquement centrée sur un objet bien précis : le savoir qui doit être transmis. Pour gagner au jeu, le joueur doit produire les stratégies gagnantes par lui-même. Sensevy explique que dans une situation didactique, le professeur est gagnant lorsque les élèves gagnent, lorsqu’apparaît une appropriation effective des enjeux de savoir visés, par une élucidation. La notion de jeu permet une lisibilité intéressante: le jeu exige de jouer vraiment au jeu, de se prendre au jeu (conditions de dévolution). Le co-joueur ou professeur doit cacher une partie de ce qu'il sait de manière à rendre le jeu énigmatique et motivant. Le jeu suppose la résolution d'une tâche, l'élucidation d'un problème, l'ouverture d'une réflexion sur le champ des possibles comme réponse exigée par la situation initiale. Le jeu produit des énoncés qui engagent dans l'action qui est demandé, il s'agit de produire des effets (conditions de l’enrôlement). Les jeux d'apprentissage en classe peuvent se penser en termes de confrontation, de contradiction entre élèves dans des procédures de travail de groupe ou la fusion des représentations, des opinions, des observations est souhaitée (conditions de la régulation). Confrontations et contradictions n’empêchent in fine de se retrouver sur le terrain d’une collaboration, d'une coopération pour résoudre le problème dont il est question. En définitive, au travers des conflits de cognition agissante, il s'agit bien de co - opérer, d’opérer conjointement de manière à élucider la situation problématique dans des transactions qui confrontent les opinions entre les élèves et entre le professeur et les élèves, qui vont progressivement abstraire le jeu, le construire en objet de savoir (conditions de la secondarisation). Ces conditions constituent les fondements d’une intrigue professorale autour des actes didactiques suivants qui sont autant de repères pour planifier ou lire une séance.
Comprendre l'activité du professeur, c'est tenter de reconstituer une « intrigue » : comment le professeur « joue le jeu » de construction et de régulation du « jeu d’apprentissage » ? C'est en comprendre les déterminations : comment le professeur fait jouer le jeu in situ dans la classe ? Comment prépare-t-il le jeu en amont ? Quel sera le jeu sur le savoir qu'on peut prévoir eu égard à la spécificité du savoir et des élèves ? Quelle part d'action intentionnelle in situ ? Quelle part d'action ajustée ? Quelle part d'action inconsciente ou incorporée à la situation ou au sujet enseignant, dont il n’a pas la conscience ? Quel est son jeu sur le jeu de l’élève ? Quelles réactivités des joueurs ? Quel est le jeu sur le savoir exprimé dans les transactions didactiques ? Le principe général est de chercher à comprendre à quel jeu se livrent les individus dans les transactions de construction du savoir dans la classe. De quelle manière coopèrent-ils ? Nous pensons que c'est à ce prix qu'il est possible de saisir l'action professorale.
5 - La topogénèse du co-opérer comme terrain du jeu didactique
Les actions de l'élève et les actions du professeur sont reliées par un intermédiaire qui est la relation de communication. Au sens de Quéré (2006, page 15), c’est un acte « social dans la mesure où il est distribué sur plusieurs individus et requiert leur coopération; chacun effectue sa part de l'acte d'ensemble et l’un ne peut agir sans que l'autre le fasse ». L’action didactique est par nature une action de communication qui suppose la coopération : c’est une action dialogique dont les interactions peuvent être considérées comme des transactions, autour d'un objet de savoir. Résultant d'une coopération conjointe entre des interlocuteurs qui interagissent, cette interaction dissymétrique (car c’est l’enseignant qui mène le jeu) est tributaire de finalités transactionnelles et intersubjectives. On parle pour agir, pour transformer une réalité, les interlocuteurs se reconnaissent ainsi mutuellement comme co– locuteurs aux prises avec une situation partagée. À toute action didactique du professeur ou de l'élève correspond une réponse du professeur ou de l’élève; ce que signifie le préfixe « trans » de « transactions », précise Sensevy. Il ajoute : « tel élève a fait ceci, mais faisant ceci, il a accompli sa part d’une transaction dans laquelle le professeur était impliqué. » La topogenèse (ou genèse des lieux) est un descripteur de cette coopération. Elle souligne un système de rôles, de places dans la relation de l'action conjointe. Les rôles et places se comprennent en liaison avec une analyse épistémique, une analyse des savoirs en jeux. Dans cette perspective, les savoirs, contenus de la relation entre enseignant/élèves et objet de la communication, constituent des objets transactionnels. Ils vont prendre forme dans un espace transactionnel, passant de l'extériorité du sujet vers une appropriation personnelle enrichissant ses ressources internes. Si nous connaissons bien le terme de « transaction » dans son sens strictement économique comme une opération commerciale ou boursière, il s’agit pour nous d’une économie du savoir, de flux épistémologiques pour flux financiers, c’est-à-dire la mise en réseau d’éléments de contenus savants, au niveau des ressources internes de l’apprenant. Par ailleurs, pris dans son sens législatif, le mot évoque un accord qui est conclu sur la base de concessions réciproques des parties. La perspective constructiviste du savoir avec la notion de conflit socio-cognitif s’engouffre dans ce champ définitionnel. La transaction se joue à la fois sur l’épistème, sur la confrontation et la concession fondée par la situation didactique autovalidante, un milieu pensé et construit par le didacticien. L’analyse de l'action conjointe pose alors les questions : quelle est la part d'action de chacun dans la transaction ? Qu'est-ce que chacun fait avec les savoirs ? Comment chacun s'approprie-t-il, reconnaît-il les savoirs ? Qu'apporte le patrimoine extérieur à la connaissance interne du sujet ? Les transactions sont configurées par les savoirs. Leurs spécificités de contenus conduisent à des transactions didactiques tout autant spécifiques. Il convient de situer le cadre dans lequel les transactions didactiques apparaissent pour les comprendre. L'espace transactionnel comprend une situation et un sujet en interrelation autour de l'objet médian de transactions que forment les contenus de savoir. L'environnement de l'action, le sens de la situation, le rapport des interlocuteurs ou co-acteurs au problème et au savoir rencontrés dans une situation partagée informent sur le caractère des transactions au sein du « topos ». L'action de chaque sujet s'explique comme une co - action ou une co–opération coordonnée au sein du système transactionnel entre les sujets et entre les sujets et leur environnement.
6 - Le geste de coopération comme un intercalaire
Le geste de co-opération incarne une forme de fine adaptation au public scolaire, empêché de poursuivre le jeu didactique. Le simple arbitrage ne suffit plus, il faut co-opérer avec une autre manière de mobiliser les ressources cognitives de l’élève. Le « jeu » nécessite un « joker » afin de poursuivre le jeu d’apprentissage. Nous définissons le geste de coopération comme un geste d’intersection d’attentes : celles du professeur vis-à-vis des élèves (une tâche à résoudre afin de produire du savoir) et celles des élèves (répondre aux attentes de l’enseignant). Ce geste constitue un « joker » qui lève les ambigüités, les empêchements, les erreurs de raisonnement. Parce qu’il faut gagner le jeu d’apprentissage engagé, il faut tirer son épingle du jeu didactique, il convient de tirer une carte « joker » comme un levier pour rebondir. Seule une coopération langagière plus opportune, propice, pertinente peut débloquer la situation d’apprentissage. Un étayage très spécifique est demandé, un nouvel itinéraire d’apprentissage se dessine conjointement dans un nouveau « topos ». Ce geste coopératif s’actualise dans la discipline scolaire et la tâche. Il est réponse aux préoccupations d’adaptation du professeur et aux empêchements de relever le défi du jeu didactique chez les élèves. Ce geste constitue ainsi la manière dont se manifeste l’adaptation, une didactique adaptée de l’enseignant dans les tâches et les objets de la discipline concernée. C’est une nouvelle co-opération dans la façon de régler son action en direction des élèves, de réguler leurs transactions, de gérer leur activité. Ce geste est un intercalaire entre les gestes d’enseignement et les gestes d’étude, l’expression d’un artefact que nous pouvons étudier sous divers angles de vue dans divers protocoles dont nous disposons.
7 - Analyse de coopérations entre professeur et élèves
Cette coopération se révèle à la lecture des protocoles et en montre le caractère de nécessité pour que la topogenèse se développe, qu'une genèse d'apprentissage émerge. Ainsi, nous reconsidérons le principe du glissement conceptuel, qui pragmatise une secondarisation amenant les élèves à penser les savoirs pour mieux les assimiler, à la lumière de la coopération, d'un geste de co-opération. Une analyse de la coopération entre professeur et élèves s’efforce à comprendre ce qu’émerge au cours de l'agir conjoint (le référent construit), avec le concours de quels agents et selon quelles articulations de temporalité entre le tempo de l'enseignement et celui de l'étude-apprentissage des différents groupes d’élèves. Les lignes suivantes décrivent en quelques lignes des « topos » singuliers que nous avons rencontrés dans nos recherches sur la médiation grammaticale.
1- un « topos surplombant » avec le protocole de E. (coopération avec des places différenciées) :
L'enseignante reprend la main après des réponses erronées. Elle utilise des procédures langagières appropriées pour remettre en marche/en jeu le débat cognitif, pour relancer du conflit socio-cognitif sur un topos qui perdait en dynamique et réactivités pour élucider le problème posé. Il fallait provoquer un sursaut de réflexion par l’usage de questions « limite » (posant une absurdité ou une impossibilité) et « indice » (livrant une partie de réponse sans pour autant tout dire). Ces procédures réveillèrent des gestes d’étude en termes de représentation et réflexivité. « Donc si j’entoure les enfants, à la place de les enfants… je peux le remplacer par un pronom personnel… il avec un s… donc je dis…ils, ils… » Cette induction conduit les élèves à des invalidations et corrections dans une perspective de sursaut réflexif. Ils ne peuvent énoncer mécaniquement la substitution suggérée, la phrase perdant son sens : « Ils du centre construisent... non ça va pas ». Le sens sert de sous-bassement à une rectification hésitante sur plusieurs tours de parole. L’enseignante finalement induit l’extraction complète du sujet de la phrase en injectant dans ses relances un indice : « Vous avez dit les enfants, moi je dis, oui, mais, ça ne suffit pas. (…). On parle des enfants, mais pas de n'importe quel... » Cette information nouvelle a vocation de réduire au fur et à mesure le degré de complexité de l’ouvrage de segmentation des phrases, amenant ainsi la classe à apprendre qu’un sujet peut être constitué d’un ensemble de mots remplaçables par un seul pronom personnel. Ces modalités de questionnement fondent une co-opération de résolution de problème grammatical, la professeure garde la main sur le jeu, se saisissant de la réactivité cognitive des élèves. Elle prend en charge la totalité des transactions qu’elle stimule et oriente. La ligne de partage topogénique est nettement en faveur des élèves.
2- un « topos partagé » avec le protocole de MJ ( coopération à format égalitaire, avec des places égales1 ) :
L’enseignante de cours préparatoire conduit une leçon d'apprentissage de la lecture et de sensibilisation grammaticale facilitatrice pour apprendre à lire. À mi-chemin, la classe entre dans une forme d’ébullition cognitive. À la suite d'une remarque de l'enseignante sur la construction formelle d'une phrase, les élèves observent une ambiguïté par rapport à une affiche collée sur le mur de la classe : « il y a une petite-fille avec des cheveux courts et là, il y a, oui plusieurs filles et dans le... Un garçon. (…) C’est cette affiche qui vous pose problème ? Oui, il y a « ils ». Cet exemple nous permet d’observer comment les positions locales des acteurs ont bougé. Dans cet épisode, les élèves prennent la main : d’une certaine manière, ils se trouvent dans la position du professeur. Un certain nombre d’élèves ont fait dévier l’interaction vers leur problématique de genre associé au pluriel. Lorsqu’un regroupement comporte deux filles et un garçon, on doit parler d’eux au masculin pluriel. Ce qui apparaît comme une aberration pour les uns, devient pour les autres un enjeu particulier : « C’est mieux la moitié d’elle collée avec la moitié d'il. (…) On peut trouver oui. Effectivement. Il y a toutes les solutions possibles. » Il est ainsi formulé une proposition grammaticale inédite. L’enseignante se trouve dans l’obligation de venir jusque dans le lieu des élèves, jusque dans leurs topos, étudiant avec eux le savoir à enseigner. Elle est contrainte à une « redidactisation » de sa séance. La prise de conscience syntaxique des jeunes élèves modifie radicalement les transactions du « jeu » d’apprentissage. La ligne de partage topogénique a bougé. Le partage de la prise en charge des interactions didactiques a évolué à la faveur du collectif des élèves et de leurs interrogations. On peut dire que les élèves se chargent d’une construction collective d’un contenu qui passe de l’interrogation sur un possible à la formulation d’un autre possible syntaxique.
3- un « topos de proximité » avec G. (coopération instrumentée avec substitution)
Le professeur pointe ce qu'il appelle des « petits problèmes grammaticaux », il fait le choix de souligner toutes les caractéristiques de la classe grammaticale des « déterminants » au moyen d’une forte régulation très inductive. Le jeu d’apprentissage consiste à trouver dans un texte à « trous » le déterminant qui va avec le nom. Les élèves proposent des articles comme « une », « les ». Il s’engage une tâche grammaticale avec des transactions collectives que règle le professeur. C’est ainsi qu’il infirme « une lave » sans explicitation pour autant afin de maintenir un topos réflexif : « il y a mieux. » En revanche, l’enseignant rebondit sur la réponse « les laves » qu’il fait problématiser en sollicitant un raisonnement orthographique. Les élèves conçoivent bien que le pluriel du déterminant ne peut convenir si le nom n’est pas également au pluriel. Le professeur opère une forme de synthèse pour amener les élèves à aller plus loin dans leur réflexion : « déjà, on sait deux choses ». Cependant la forte induction du professeur qui prend à sa charge tous les possibles du raisonnement des élèves ne suffit plus. Comme un dernier recours, il utilise une procédure de substitution avec le mot « purée » conduisant les élèves à ressentir comme une évidence le parallèle ainsi proposé. La classe touche du doigt la notion de partitif, mais cela reste implicite. Du moins pour l’instant. « D’accord. Moi je peux vous proposer au lieu de dire la lave, par exemple je vais manger purée, je vais manger... Qu'est-ce que vous allez mettre avant purée ? » Un élève répond : « De la. » Le professeur renchérit : « De la purée. » Avant qu’un autre élève s’exclame : « Ah oui ». Ce passage montre la familiarité plus forte des élèves avec le registre langagier alimentaire que le registre géologique. Le mot « purée » permet de mieux faire saisir implicitement la notion de « partitif », car ce terme appartient davantage au répertoire langagier des élèves (que le mot « lave »). L’enseignant utilise leur stock de référents ainsi que leur connaissance implicite sur la langue comme un levier d’apprentissage. Il fait appel à une procédure de proximité conceptuelle des exemplifications en référence avec l’usage langagier des écoliers. L’enseignant parle de la purée, cependant ce n'est pas la purée de pommes de terre qui est objet d'apprentissage, mais le concept de partitif. Devant les difficultés de compréhension des élèves, l’enseignant a choisi d’employer un vocable plus familier dont la proximité permet à l’élève d'effectuer un pas de côté dans son raisonnement. Cela forme une adaptation de la situation didactique à la situation cognitive des élèves pour continuer à co-agir. Chacun à sa place coopère ou co–opère selon les rôles attribués à chacun par la situation didactique. Le professeur utilise une procédure particulière d’étayage, les élèves rejouent la partie et revoient leur manière de raisonner. À l’aide de l’un répond l'action des autres: le « topos » est bien coopératif.
4- le topos tissant avec L. et F.
(coopération instrumentée avec métaphore) L’enseignante demande aux élèves de classer les mots de la phrase selon leur nature grammaticale. Ce concept est très abstrait, suffisamment pour que l’enseignante ressente la nécessité d’employer une métaphore assez explicite pour éviter un long discours en préférant l’expression « carte d’identité ». La professeure demande : « Qu'est-ce que c'est la nature grammaticale d'un mot? Oui. » Un élève répond : « C'est tout ce qu’a dit Issa: les verbes, les mots, les adjectifs... ». L’enseignante conclut : « Oui, c'est ça. C'est ce qu'est un mot au niveau grammatical. Sa carte d'identité en fait. » L'expression « carte d'identité » est une aide à la conceptualisation pour l’élève. Cette procédure didactique réduit efficacement les écarts entre le monde du savoir grammatical et celui de référence culturelle des élèves (leurs représentations et leur monde d’évolution). Le professeur est coopératif, il puise dans le stock de connaissances des élèves, en la matière en éducation civique, tissant à la suite de leçons une forme de « métissage » notionnel. Les élèves opèrent une réponse attendue tout en répondant aux attentes du système didactique. Les transactions s‘avèrent ainsi efficacement coopératives. Dans une autre classe avec la même préoccupation d’apprentissage, l’enseignante utilise l’expression « métiers », un autre moyen d’étayage du travail de catégorisation que les élèves doivent effectuer : « J'ai pris le même mot. Je l'ai mis dans une position différente dans la phrase. Et on va trouver ses différentes fonctions, les différents métiers comme quand vous faites votre métier. D'accord ? » Il apparaît ici un parallèle avec les pratiques ritualisées dans les classes où chaque élève est responsabilisé. L’enseignante tisse un lien évident entre les fonctions, les rôles ou métiers de la classe attribués aux élèves dans le cadre d’une expérimentation vécue de l’éducation à la citoyenneté et le rôle ou la fonction grammaticale des mots dans la phrase. Ce tissage entre rôle social et rôle linguistique facilite la compréhension des caractéristiques, des attributs notionnels. On observe ainsi une manière de réduire les écarts conceptuels, de favoriser un rapprochement entre le monde scolaire (avec ses rituels de fonctionnement en classe) et le monde de l’analyse grammaticale de la langue (avec son « jargon » peu signifiant a priori). Ce jeu métaphorique s’avère également efficace pour le jeu des élèves. Il s’opère un jeu de rapprochements, de concessions, d’élucidations. Le feed-back des élèves, jeu des élèves sur le jeu du professeur se révèle opérant. Places et rôles de co -acteurs montrent une coopération adaptative.
Le concept de gestes renvoie à une activité conçue comme un processus qui mobilise une intelligence en acte. On peut considérer le « geste » à la fois dans une dimension « praxis » (les actes corporels et langagiers) et « logos » (les aspects sémiotiques sous-jacents).
8 - Modélisations des gestes d’enseignement
Nous pouvons comme suit définir des macros gestes de didactisation, des méso gestes de régulation (très liés à des éléments gestuels de communication verbale et non verbale), des micros gestes coopératifs d’ajustement. La coopération, du côté de l’enseignant, répond à un impératif d’ajustement. Le substantif « geste » conduit à penser l'inscription des actes dans le corps, mais aussi dans la pensée, se référant à Vergnaud qui dit que « la pensée est un geste ».
Schéma sur le texte en ligne (voir plus bas)
9 - En guise de conclusion sur la coopération en classe
En conclusion, nous pensons que le geste de co-opération se situe pleinement dans le « topos » du jeu didactique d’apprentissage, à l'intersection des gestes d'enseignement et des gestes d'étude. Le geste de coopération singularise l'action didactique. Il permet au professeur un ajustement, une adaptation, un arrangement où l'élève peut poursuivre le jeu. S'agit-il de gestes d'ajustement entre le monde commun du professeur et le monde commun des élèves? On peut le penser dans la mesure où ce geste de coopération s'actualise dans des questionnements limites ou indices dont le format produit un étayage appuyé. Dans un cas, il s'agit d'une question absurde qui provoque un défi réflexif. Dans un autre cas, il s'agit de livrer une information sans pour autant tout dire afin de réduire une complexité et amener à une élucidation. Ou encore, il s'agit de changer de focale de manière à faciliter le raisonnement des élèves grâce à des procédures de proximité ou métaphoriques (sous condition d’éviter que la métaphore devienne définition). Le geste de coopération conduit à un glissement conceptuel, un effet pragmatisé de la secondarisation. La coopération enseignant – élèves constitue un jeu adaptatif en réponse à des cultures enfantines, familiales, sociales…, particulières et exigeantes en étayages, afin de produire de la conceptualisation. Par exemple, nous voyons en milieu créolophone (ile de la Réunion), le recours à une didactique adaptée où la langue maternelle créole sert d'appui pour une maîtrise du français à l’école ou pour affiner la compréhension d’un concept philosophique au lycée (article à paraître). Le geste de coopération dénoue la situation où le jeu peut se bloquer. Il est le « joker » de la situation didactique, un levier pour provoquer malgré tout un glissement conceptuel. Une secondarisation qui vise une montée en abstraction depuis la matérialité du « faire », depuis des opérations concrètes de résolution d'un problème. Ce « joker » va stimuler les activités de pensées sur les opérations de résolution, à condition que les élèves se prennent au jeu d’un « rejouer », qu’ils poursuivent le jeu. En cela, il est bien coopératif: c'est la volonté et l'action conjointe du professeur et de ses élèves, qui sortent d'une éventuelle impasse la classe, qui permettent un bond cognitif. Le professeur s’ajuste à la réactivité des élèves, à leurs silences et leurs propos, comme à leurs erreurs ou réussites. C’est un « ensemble gestuel » de classe, renvoyant aux ensembles harmoniques des concerts de musique classique, à une forme d'orchestration et de nécessité de coopération pour établir une musique commune : une visée d’apprendre sur une scène didactique d’apprentissage qui se joue en plusieurs actes.
Références
BUCHETON D. (2009), L'agir enseignant : des gestes professionnels ajustés, Toulouse, Octares.
BUCHETON D., BRUNET L.M., LIRIA A. (2001), L’activité enseignante, une architecture complexe de gestes professionnels, consulté le 17/12/14 URL : http://www.ices.fr/BU/documents/koha_99956/ pdf/s3_dezutter/bucheton_dominique.pdf
CLAUZARD P. (2008), La médiation grammaticale en école élémentaire, éléments de compréhension de l’activité enseignante, Thèse de doctorat, CNAM Paris. (Non publié)
PASTRE P. (2011), La didactique professionnelle, approche anthropologique du développement chez les adultes. Paris : PUF, coll. Formation et pratiques professionnelles.
QUERE (2006), L’environnement comme partenaire. In J-M. Barbier & M. Durand (Eds), Sujets, activités, environnements. Approches transverses. Paris, PUF.
SENSEVY Gérard, « Notes sur la notion de geste d’enseignement », Travail et formation en éducation [en ligne], 5 | 2010, mis en ligne le 04 juin 2010, consulté le 17/12/ 2014. URL : http://tfe.revues.org/1038
SENSEVY G. & MERCIER A. (2007), Agir ensemble : l’action didactique conjointe du professeur et des élèves, Rennes, Presses universitaires de Rennes.
VINATIER I. (2009), Pour une didactique professionnelle de l’enseignement, Rennes, Presses universitaires de Rennes.
Philippe CLAUZARD est Maître de conférence à l’Université de La Réunion et docteur du Conservatoire National des Arts et Métiers de Paris. S’intéressant à la question du développement, il étudie les processus d’apprentissage et de conceptualisation, de secondarisation et de métacognition en formation initiale et continuée.