LES THÉORIES DE L'APPRENTISSAGE, panorama historique
Les théories
de l’apprentissage : un peu d’histoire...
Étienne Bourgeois
quelques extraits
Étienne Bourgeois, « Chapitre 1. Les théories de l'apprentissage : un peu d'histoire... », in Étienne Bourgeois et al., Apprendre et faire apprendre, Presses Universitaires de France « Apprendre », 2011, p. 23-39.
DOI 10.3917/puf.brgeo.2011.01.0023
Qu'est-ce qu’apprendre ? Qu’est-ce que faire apprendre ? Comment l’humain développe-t-il ses connaissances et ses compétences ? Ces questions ne datent évidemment pas d’hier. L’histoire des théories de l’apprentissage, au sens de modèles soumis à l’épreuve des faits observés, est cependant plus récente. Elle coïncide en fait avec l’histoire de la psychologie scientifique moderne.
On considère que celle-ci est née avec la création, par Wilhem Wundt, du premier laboratoire de psychologie expérimentale au monde, à Leipzig, en 1879. Wundt veut (...) en faire une science à part entière ; une science qui se donne comme objet spécifique l’étude de la conscience et comme méthode la méthode expérimentale. Dans son modèle dit « structuraliste », la conscience humaine est vue comme une somme de composants élémentaires – les sensations et les perceptions – que l’on peut approcher essentiellement par la méthode de l’introspection. Son laboratoire, dès sa création, attire de nombreux chercheurs et étudiants, d’Europe et des États-Unis. Par ailleurs, au même moment, d’autres pionniers participent aussi activement au projet de développement d’une psychologie scientifique (...) si le projet de Wundt de faire de la psychologie une science expérimentale rencontre un large enthousiasme, de profondes divergences apparaissent très rapidement au sein de cette communauté scientifique naissante. Les désaccords portent sur les modèles théoriques proposés pour rendre compte du comportement et du psychisme humain, sur les méthodes préconisées pour les étudier, voire même sur la définition de l’objet de cette nouvelle science. Dès les premiers temps, un des thèmes majeurs des convergences et des divergences qui ont formé les contours des différents courants est précisément celui de l’apprentissage humain. Les débats de l’époque autour de cette question ont marqué toute l’histoire de la psychologie moderne de l’apprentissage et de l’éducation, ainsi d’ailleurs que les pratiques éducatives de ce dernier siècle, jusqu’à nos jours. Ces débats plongent par ailleurs leurs racines dans les différentes traditions philosophiques qui ont marqué l’histoire de la pensée occidentale depuis l’Antiquité.
Le temps des pionniers : trois conceptions s’affrontent dès le départ
Les travaux de Wundt (...) ont soulevé les nombreuses critiques qui ont donné naissance aux principaux paradigmes de la psychologie moderne de l’apprentissage. Le premier de ces paradigmes, qualifié de pragmatiste (ou fonctionnaliste), a pris naissance aux États-Unis, sous l’impulsion d’un trio célèbre composé de William James, le maître, G. Stanley Hall, un de ses anciens élèves à Harvard, et John Dewey, lui-même élève de Hall à l’Université Johns Hopkins (celui des trois qui s’est le plus intéressé à l’éducation). Les fonctionnalistes partagent avec Wundt le projet de faire de la psychologie une science expérimentale : ils lui donnent pour objet spécifique l’étude de la conscience humaine à partir de l’expérience subjective. Par contre, ils rejettent radicalement la vision atomiste de Wundt, qui considère la conscience et l’expérience comme décomposables en « particules » discrètes, comme si la musique pouvait ainsi se réduire à la somme des notes et des silences qui composent la partition. Pour les pragmatistes, la conscience humaine est vue comme un tout, irréductible à la somme de ses parties, organisé autour de fonctions et d’activités, que le sujet exerce en interaction avec son environnement, dans un contexte donné, et finalisé par une recherche constante et dynamique d’adaptation à l’environnement. Pour Dewey et ses collègues, l’objet spécifique de la psychologie scientifique est l’étude du fonctionnement du sujet en activité.
Dans cette perspective, ils voient l’apprentissage avant tout comme un processus de transformation comprenant nécessairement deux niveaux : celui de l’action, c’est-à-dire des actes concrets que l’on pose et qui ont des conséquences observables à la fois sur le sujet et son environnement (faire, expérimenter, mettre en pratique, ...), et celui de la réflexion, c’est-à- dire de l’activité de pensée exercée par le sujet sur son action (comprendre, raisonner, prédire, ...), qualifiée d’ « enquête » (inquiry). Autrement dit, pour les pragmatistes, il ne peut y avoir d’apprentissage sans, à la fois, l’action et la réflexion sur l’action. Celle-ci constitue le point de départ de tout apprentissage (c’est parce qu’il y a rupture dans le cours de l’activité – par exemple un problème à résoudre – que l’activité de pensée se met en route, pouvant éventuellement conduire à l’apprentissage). Elle en constitue aussi l’horizon, la finalité, et le lieu de validation (ce qui sera tenu pour vrai est ce qui « marche » dans l’action). C’est le fameux « learning by doing » de Dewey. C’est aussi en référence à ce couplage de l’action et de la pensée réflexive que les pragmatistes ont tant insisté sur le concept d’expérience. Il en découle, pour ces chercheurs, que si l’on veut enseigner, c’est-à-dire faire apprendre, il s’agit de mettre l’apprenant en situation de double activité : l’amener à faire, agir, pratiquer, en interaction avec son environnement physique et social et, en même temps, à réfléchir, à s’interroger, à raisonner sur ce qu’il est en train de faire. Un autre postulat cher aux pragmatistes est que l’apprentissage, pour être efficace, doit être perçu par l’apprenant comme une activité fonctionnelle, c’est-à-dire, qui a du sens et est utile pour lui. Par exemple, j’apprends à lire et à écrire parce que je sais que ces deux compétences me permettront de communiquer plus efficacement avec autrui.
La conception pragmatiste de l’apprentissage a profondément marqué les pratiques éducatives sur le terrain jusqu’à nos jours, des deux côtés de l’Atlantique ; elle a inspiré différents courants pédagogiques, tant en formation initiale (les pédagogies dites « actives ») qu’en formation d’adultes (par exemple, le courant dit de l’« apprentissage expérientiel » ou, indirectement, celui de la « didactique professionnelle ». Il est aussi intéressant de noter que, en cohérence avec sa propre pensée, Dewey a mis en pratique les principes éducatifs prônés par le pragmatisme en créant sa fameuse « Lab- School » à l’Université de Chicago, une école expérimentale dont la pédagogie s’inspirait directement de la philosophie du « learning by doing ».
Toujours aux États-Unis et à la même époque, les travaux de Wundt ont suscité le développement d’un autre courant mais très critique : le béhaviorisme. Au début du 20e siècle, Edward Thorndike, (...) se passionne pour la question de l’apprentissage chez les animaux. À partir d’une série d’expériences célèbres, notamment avec des chats, il propose la thèse selon laquelle l’animal, procédant par essais et erreurs, finit par adopter un comportement (par exemple, actionner le levier d’ouverture de la cage) dès lors que celui-ci est suivi de façon répétée d’une conséquence « heureuse » (ce qu’on appellera plus tard, avec Skinner, les « renforcements », par exemple, l’ouverture de la cage et l’obtention de nourriture). Dans cette perspective, l’apprentissage se résume donc à l’établissement d’une connexion entre un stimulus et une réponse comportementale.
À la même époque, et dans la même perspective, John B. Watson, ancien élève de Dewey, (...) reproche notamment à Wundt et à Dewey de considérer l’étude de la conscience subjective comme objet central de la psychologie scientifique. Pour Watson, cette nouvelle discipline doit être une branche des sciences naturelles et, comme telle, ne peut se donner comme seul objet légitime que l’étude du comportement observable. Comme Thorndike, il conçoit l’apprentissage avant tout comme un processus de modification du comportement (observable), d’association entre des stimuli et des réponses. Une nouvelle connexion a été ici établie entre un stimulus (le bruit de pas du laborantin) et une réponse comportementale (la salivation), au départ d’une association répétée de ce stimulus avec un autre (le contact de la langue avec le bol alimentaire) qui a la particularité de déclencher par un réflexe inné cette même réponse comportementale. En résumé, le béhaviorisme s’oppose au fonctionnalisme et au structuralisme en ce qu’il considère que le seul objet légitime de la psychologie scientifique est l’étude du comportement observable et non la conscience subjective. Contrairement au fonctionnalisme, le béhaviorisme conçoit l’apprentissage comme déterminé exclusivement par l’environnement (en tant que source de stimuli ou de renforcements de la réponse comportementale), sans une quelconque intervention de l’activité mentale du sujet. Il partage par contre avec le structuralisme, s’opposant en cela au pragmatisme, l’idée qu’un apprentissage complexe peut se décomposer en apprentissages élémentaires. La conception béhavioriste de l’apprentissage (...) a marqué les pratiques pédagogiques, principalement dans le champ scolaire, en Amérique du Nord et, dans une moindre mesure, en Europe dès les années 1950. Les travaux de B. F. Skinner (un béhavioriste particulièrement radical, proposant une thèse proche de celle de Thorndike) ont notamment connu un retentissement particulièrement important dans le champ éducatif. On pense ainsi aux pratiques de l’« enseignement programmé » des années 1960 et à la « pédagogie par objectifs » ou la « pédagogie de maîtrise », qui ont connu un franc succès dans les années 1970 et 1980.
Un troisième courant fondateur de la psychologie de l’apprentissage moderne s’est développé au départ en Allemagne : la gestalt psychologie, mieux connu en français sous le nom de psychologie de la forme. Il a surtout connu un essor important en Europe, sous l’impulsion d’un autre trio fameux, œuvrant à l’Université de Francfort, vers les années 1910 : Max Wertheimer l’initiateur, Kurt Koffka le théoricien, et Wolfgang Köhler, l’expérimentateur. Dans une série de travaux de recherche impressionnants sur le phénomène de perception visuelle, ils s’emploient à démontrer que, contrairement à la thèse béhavioriste, le comportement humain n’est pas conditionné de façon « mécanique », par l’environnement. Ils montrent qu’un même stimulus peut susciter des réponses différentes d’un individu à l’autre, tout simplement parce que ce stimulus est représenté mentalement et interprété de façon différente par ces individus. Ainsi, dans l’expérience de la célèbre figure dite « de Rubin », certains sujets « verront » un vase foncé sur fond clair, alors que d’autres, exposés à la même figure, y verront deux visages clairs en vis-à-vis sur fond foncé. Ceci dépend de la façon dont les deux groupes ont « traité » les zones claires et foncées de la figure, soit comme arrière-plan, soit comme avant-plan. Tout comme les pragmatistes et contrairement aux béhavioristes, les gestaltistes insistent donc sur le rôle central de l’activité mentale du sujet dans l’apprentissage et, plus généralement, dans ses interactions avec l’environnement.
Dans une série d’expériences célèbres, Koffka montre qu’un singe confronté à une situation-problème ne va pas procéder par essais et erreurs, comme l’aurait prédit la théorie béhavioriste, mais bien par « insight ». En d’autres termes, le singe va, dans un premier temps, exercer une activité mentale sur son environnement. Il va le configurer mentalement, à partir de schémas mentaux préétablis (les « formes »), imaginant par exemple plusieurs combinaisons possibles d’éléments à sa disposition et anticipant leurs conséquences, avant de choisir et de mettre en œuvre celle qui pourrait constituer la solution au problème. Cette conception préfigure les modèles cognitivistes et constructivistes de l’apprentissage qui domineront très largement la scène de la psychologie de l’éducation dès la fin des années 1970 jusqu’à nos jours. Elle influencera également les pratiques éducatives en attirant l’attention sur l’importance de l’activité réflexive de l’apprenant : c’est le fameux « mieux vaut une tête bien faite qu’une tête bien pleine ».
Le décor est planté. Ces trois courants, nés tous quasi au même moment, continueront de tracer leur sillon dans les décennies qui suivront, des deux côtés de l’Atlantique. Ils consolident leurs positions théoriques respectives et leurs critiques mutuelles, en s’adossant à des programmes de recherches empiriques de plus en plus élaborés. Au fil du temps, la situation se décantera quelque peu. On assistera dès l’entre-deux-guerres à une domination quasi sans partage du paradigme béhavioriste dans une Amérique du Nord pétrie de tradition philosophique empiriste. Il suffit de consulter un manuel américain de psychologie de l’apprentissage jusque dans les années 1970 pour s’en convaincre : la table des matières se résume généralement à une liste des différentes théories béhavioristes de l’apprentissage ! Sur le continent européen, (...) la psychologie de la forme connaîtra davantage de succès que de l’autre côté de l’Atlantique. Mais c’est surtout plus tard qu’elle influencera considérablement la psychologie de l’éducation, via les paradigmes cognitivistes et constructivistes auxquels elle donnera naissance après la Seconde Guerre mondiale. Quant au pragmatisme, sans doute moins présent comme cadre de référence pour la recherche en psychologie, ses principes inspireront, de façon non négligeable, les pratiques d’enseignement et de formation, tant en Europe qu’aux États-Unis.
Le retour du cognitif...
Dès les années 1950, le développement phénoménal des sciences cognitives (sciences de la communication, linguistique, intelligence artificielle, informatique, cybernétique, neurophysiologie, etc.) a contribué à un spectaculaire regain d’intérêt en psychologie pour l’activité cognitive du sujet dans ses interactions avec son environnement. Les sciences cognitives, appelées aussi « théories du traitement de l’information » ont fourni les bases à la fois théoriques et métho- dologiques permettant le développement de la psychologie cognitive de ces dernières décennies, qui a fini par détrôner définitivement le béhaviorisme radical d’avant-guerre. (...) Les théories du traitement de l’information (...) tentent de rendre compte des processus par lesquels un individu confronté à une situation donnée reçoit, sélectionne et organise l’information, la stocke en mémoire, la récupère et la communique. Ces théories ne constituent pas un courant unifié, comme pouvaient l’être le béhaviorisme radical et la gestalt, autour de quelques chefs de file et de quelques théories dominantes. À l’image de toute la psychologie scientifique d’aujourd’hui, il s’agit plutôt d’un faisceau de théories multiples, s’appuyant sur un très grand nombre de travaux réalisés par une myriade de chercheurs dans le monde entier. Ces théories ne prétendent plus proposer un modèle général, global, unique du traitement de l’information. Elles se focalisent au contraire sur des aspects spécifiques de celle-ci. On aura ainsi des théories distinctes traitant des différents processus relevant du traitement de l’information tels que la perception, l’attention, la mémoire, la métacognition, la compréhension, le raisonnement, le jugement, etc. Elles se distinguent également quant au type de situations auquel se rapporte le traitement de l’information : acquisition de connaissances procédurales, de connaissances déclaratives, résolution de problèmes, traitement de l’information verbale, de l’information imagée, etc. (...) elle implique globalement une vision de l’apprenant avant tout comme un « processeur » d’information, qui reçoit et sélectionne l’information, l’organise, la mémorise, la récupère et la communique. Sur le plan pédagogique, tout comme c’était le cas avec la gestalt, cette conception implique que l’on cherche à concevoir et gérer les environnements d’apprentissage, non pas, comme le préconisaient les béhavioristes, pour produire et modeler le comportement visé chez l’apprenant, mais bien pour faciliter chez lui les opérations de traitement de l’information souhaitées en fonction de l’apprentissage visé. C’est dans cette perspective que, dès les années 1960, plusieurs auteurs ont proposé des modèles pédagogiques directement inspirés de ce qu’on connaissait à l’époque des processus de traitement de l’information. C’est le cas des modèles de l’apprentissage par la découverte (J. Bruner), de l’apprentissage signifiant (D. Ausubel) et de l’apprentissage hiérarchique (R. Gagné). (...) En marge des théories de l’information, un autre courant a profondément marqué la psychologie de l’apprentissage d’aujourd’hui : le constructivisme piagétien. Jean Piaget, biologiste de formation, a consacré l’essentiel de sa carrière scientifique de psychologue du développement à l’Université de Genève à l’étude du développement de l’intelligence humaine de la naissance à l’âge adulte. Il définit lui-même sa théorie comme une troisième voie entre le béhaviorisme et la gestalt. Au premier, il reproche de ne pas tenir compte de l’activité cognitive du sujet dans ses interactions avec l’environnement. À la seconde, il reproche de ne considérer l’activité cognitive du sujet que dans l’ici et maintenant de l’interaction, sans suffisamment s’intéresser, ni à la genèse des structures cognitives (les connaissances) que le sujet mobilise pour traiter l’information ni aux conditions qui permettent à ces structures de se transformer au cours de l’interaction. Piaget a fourni au champ de l’éducation deux apports spécifiques essentiels. D’abord, ses travaux sur le développement de l’intelligence ont mis en évidence que tout apprentissage nécessite la mise en place, chez l’apprenant, d’un certain nombre de compétences cognitives de base (des « schèmes opératoires »), qui ne s’acquièrent que progressivement, et dans un ordre déterminé, avec l’âge. Autrement dit, on ne peut pas tout apprendre à n’importe quel âge. Sa théorie, qui décrit finement les différents stades du développement de l’intelligence, permet d’identifier de façon précise les compétences cognitives propres à chaque stade du développement cognitif de l’humain et qui conditionnent les apprentissages possibles à chaque stade. Ensuite, Piaget a également fourni un cadre théorique – la théorie dite de l’« équilibration » – qui permet de comprendre comment l’individu acquiert progressivement ces différentes compétences cognitives, le faisant ainsi passer d’un stade de développement à un autre. (...) En bref, pour Piaget, l’apprentissage désigne essentiellement ce processus par lequel des connaissances mobilisées par le sujet pour faire face à une situation se transforment au cours de l’interaction du sujet avec son environnement. Plus spécifiquement, elle postule que l’apprentissage survient lorsque, dans une situation donnée, les connaissances initiales mobilisées pour appréhender la situation à laquelle le sujet est confronté (comprendre, prédire ou résoudre un problème) ne permettent pas de rendre compte de l’information à laquelle il est confronté, par exemple, parce que cette information est totalement inédite ou parce qu’elle contredit les connaissances initiales. Il s’ensuit alors un déséquilibre, une déstabilisation de ces connaissances initiales (ce qu’il appelle un « conflit cognitif »). Le sujet va ainsi tenter de rétablir l’équilibre, soit en essayant d’ajuster l’information perturbante pour la rendre compatible avec les connaissances initiales, soit, au contraire, en ajustant (transformant) ses connaissances initiales afin de pouvoir rendre compte de l’information perturbante. Et c’est seulement dans ce dernier cas qu’on pourra parler d’apprentissage.
Dans le contexte de la « révolution cognitive » évoqué plus haut, le constructivisme piagétien a (...) avec les théories du traitement de l’information, (...) a contribué au déplacement de l’attention des pédagogues vers les processus cognitifs à l’œuvre chez l’apprenant en situation éducative. Par rapport aux autres courants de la psychologie cognitive, sa contribution spécifique a sans doute été de souligner la nécessité de prendre en compte l’inscription des processus cognitifs d’apprentissage dans l’histoire et le développement du sujet et pas seulement dans l’« ici et maintenant » de la situation. Il a aussi souligné l’importance d’appréhender ces processus en relation aux fonctions exercées par l’apprentissage pour l’adaptation dynamique du sujet à son environnement. Ainsi, ce qui apparaît aux yeux des psychologues cognitivistes comme des « biais », ou des « erreurs » dans le traitement de l’information au cours de l’apprentissage peut apparaître aux constructivistes comme tout à fait fonctionnel pour l’adaptation du sujet dans son contexte.
... et l’émergence du social
Dans les années 1960, alors que la révolution cognitive s’amorce, un autre mouvement voit le jour en psychologie de l’apprentissage, soulignant, quant à lui, l’importance centrale de la dimension sociale de l’apprentissage. Nous nous arrêterons sur trois théories particulièrement illustratives de ce vaste mouvement.
La théorie dite de l’apprentissage social, proposée dans les années 1960 par l’Américain Albert Bandura, souligne, entre autres, l’importance de l’observation d’autrui dans l’apprentissage. En réponse à la théorie béhavioriste de Skinner qui dominait largement la scène à l’époque, il montre que s’il est vrai qu’on peut apprendre un comportement donné dès lors que celui-ci est renforcé par l’octroi d’une récompense ou la suspension d’une punition, il n’est pas nécessaire que le sujet fasse lui-même personnellement l’expérience de ce renforcement. Le seul fait de l’observer chez autrui peut suffire à produire le même effet d’apprentis- sage chez le sujet. Autrui peut donc jouer un rôle important dans l’apprentissage, ne fût-ce que par le canal de l’observation et de l’imitation. L’impact de cette théorie dans le champ éducatif fut peut-être plus important qu’il n’y paraît : elle a apporté de l’eau au moulin des pédagogues qui soulignent les vertus de l’exemple, de l’observation et de l’imitation de modèles pour l’apprentissage. Par la suite, Bandura affinera sa théorie, accordant une importance fondamentale dans l’apprentissage aux interactions non seulement cognitives, mais également sociales, du sujet avec son environnement (il qualifiera d’ailleurs sa théorie de « sociale-cognitive » dans les années 1980). Pour lui, l’apprentissage (tout comme la motivation à apprendre) ne peut se comprendre qu’en prenant en considération les interactions entre trois données : la personne et tout particulièrement ses représentations cognitives (telles que sa perception de sa capacité à réussir une tâche donnée), son comportement (ce qu’elle fait réellement) et son environnement, en particulier son environnement social. Cette idée a un impact considérable actuellement tant sur les pratiques que la réflexion pédagogiques.
(...) Années 1970 à Genève. Plusieurs collaborateurs de Piaget (Willem Doise, Anne-Nelly Perret-Clermont, Gabriel Mugny, et d’autres encore) ont engagé une série de travaux qui remettent partiellement en cause l’œuvre du maître. S’ils reprennent dans une large mesure les postulats fondamentaux du constructivisme piagétien, ils lui reprochent principalement d’avoir accordé trop peu d’attention au rôle des interactions sociales dans l’apprentissage. Ceux qu’on appellera alors les néopiagétiens montrent dans une série de recherches originales que les enfants confrontés à des tâches de résolution de problème similaires à celles utilisées dans les travaux de Piaget apprennent plus vite et de façon plus durable lorsqu’ils ont l’occasion d’interagir avec des pairs dans le processus d’apprentissage. Ils ont également montré que ce bénéfice des interactions sociales pour l’apprentissage ne s’observe que lorsque certaines conditions sont réunies, liées notamment aux caractéristiques de la tâche, de la relation interpersonnelle entre les partenaires de l’interaction, et du dispositif de régulation de celle-ci. Sur le terrain, cette approche, connue sous le nom de socio-constructivisme, a convergé avec le courant contemporain dit de l’apprentissage coopératif, venu d’Amérique du Nord, pour souligner les bénéfices de dispositifs pédagogiques qui favorisent le travail en groupe restreint, les interactions et la coopération entre pairs plutôt que la compétition. À la croisée de ces courants, les recherches se sont poursuivies dans cette voie jusqu’à nos jours ; elles permettent de mieux comprendre à quelles conditions – liées à la fois à l’environnement d’apprentissage et à l’apprenant lui-même – les interactions sociales peuvent faciliter l’apprentissage. Flash back. Années 1920, en Russie. Un certain Pavlov et sa « réflexologie », si proche du béhaviorisme américain, tient le haut du pavé de la psychologie soviétique de l’époque et fait figure de psychologie officielle. Pourtant, une voix discordante cherche à se faire entendre, celle d’un jeune homme, Lev Vygotski. Tout comme les psychologues de la gestalt et Piaget auxquels il se réfère abondamment dans ses travaux, il reproche essentiellement à Pavlov et ses collègues béhavioristes de ne s’intéresser qu’au comportement observable au détriment de la conscience, même s’il se revendique lui aussi clairement du projet de la psychologie scientifique. Comme Piaget, il reprochera également aux gestaltistes de négliger le processus de genèse et de transformation des structures cognitives que le sujet utilise dans ses interactions avec l’environnement. Mais ses critiques à l’égard du constructivisme piagétien naissant sont également sévères. Il lui reproche de ne pas suffisamment prendre en compte la dimension sociale et culturelle de l’apprentissage. Selon lui, l’apprentissage est en effet un processus avant tout social, dans un double sens. Tout d’abord, l’apprentissage est marqué de façon centrale par le contexte historico-culturel dans lequel il s’inscrit. Selon Vygotski, tout apprentissage suppose le recours à des outils, matériels (par exemple, de nos jours, l’ordinateur) ou symboliques (toutes les formes de langage). Or, d’une part, ces outils sont nécessairement des productions culturelles, véhiculant les schèmes de pensée et de valeurs de la société qui les produit et les utilise. D’autre part, le recours à tel outil plutôt que tel autre n’est pas neutre. Il exerce au contraire une profonde influence sur la pensée de celui qui les utilise. Par exemple, l’accès au langage écrit, au langage mathématique, ou encore au langage informatique, a des répercussions importantes sur le développement cognitif de la personne. Autrement dit, selon la terminologie vygotskienne, les outils d’apprentissage exercent une fonction de « médiation culturelle ». Par ailleurs, l’apprentissage est aussi social dans le sens où il suppose nécessairement au départ une interaction du sujet apprenant avec un tiers, plus avancé que lui dans la maîtrise de la compétence à apprendre. L’œuvre de Vygotsky est restée longtemps largement inconnue en Occident. La première traduction en français de son ouvrage phare date seulement de 1985, ce qui explique son succès assez récent chez nous. (...) l’on peut véritablement parler aujourd’hui d’un courant « néovygotskien », représenté par de nombreux travaux contemporains qui pro- longent les thèses de Vygotsky sur l’apprentissage et l’éducation. On citera, dans cette perspective, E. Wenger, J. Lave, B. Rogoff, H. Gardner, et bien d’autres encore. Parmi eux, et non des moindres, Jerome Bruner, pourtant une figure marquante de la révolution cognitive a publié dans les années 1990 deux ouvrages majeurs dans lesquels il reproche à la psychologie cognitive actuelle notamment d’avoir fait l’impasse sur la dimension sociale et culturelle du développement et du fonctionnement cognitifs de l’humain. Selon lui, l’apprentissage est avant tout un processus de coconstruction de sens, inscrit dans un contexte historico-culturel particulier. Apprendre, c’est avant tout acquérir les codes et les significations propres à une culture permettant ainsi d’accéder à cette culture et de prendre davantage sa place dans la société qui la produit. Par ailleurs, pour Bruner et d’autres, l’apprentissage est un processus non pas individuel, mais collectif dans la mesure où les savoirs et les savoir-faire qui entrent en jeu sont avant tout des ressources collectives.
Ce courant connaît actuellement un vif succès, sans doute parce qu’il répond à l’incapacité des théories purement cognitives à rendre compte de la dimension sociale et culturelle de l’apprentissage. Il conduira sur le terrain au développement de dispositifs pédagogiques qui favorisent les interactions sociales, non seulement entre pairs (« apprentissage réciproque » ou « mutuel ») mais également et sur- tout entre apprenant et tuteur (« compagnonnage cognitif »). Il conduira aussi au développement de pratiques qui mettent en avant les enjeux de l’apprentissage comme vecteur de participation à des communautés de pratiques, par exemple, dans un contexte de formation professionnelle, en proposant des situations d’apprentissage construites de façon à mettre en scène le plus fidèlement possible les situations professionnelles réelles où les compétences apprises sont censées être mises en œuvre (« apprentissage authentique »).
Et aujourd’hui ?
Qu’en est-il aujourd’hui, après deux siècles de développement, après de longues batailles entre grands paradigmes opposés, des théories de l’apprentissage ? Il faut d’abord constater qu’au fil du vingtième siècle de nouvelles théories se sont développées aux confins des clivages qui séparaient les paradigmes de la première heure, jetant des ponts entre eux. Elles ont ainsi contribué progressivement à l’émergence du consensus généralisé d’aujourd’hui autour de la nécessité reconnue de considérer l’importance de deux grandes dimensions de l’apprentissage : d’une part, l’activité cognitive du sujet et, d’autre part, la dimension sociale et culturelle.
Une seconde évolution frappante, corollaire de la première, est le désintérêt progressif pour les grands modèles, généraux et unifiés, de l’apprentissage. Rares sont encore les chercheurs en psychologie de l’éducation aujourd’hui à s’identifier et s’opposer à d’autres en tant que « béhavioristes », « constructivistes », « cognitivistes », « pragmatistes», ou autres. Ce qui intéresse les psychologues de l’éducation aujourd’hui (...) ce n’est plus l’ « Apprentissage », avec un grand « A », mais bien les aspects plus spécifiques de ce processus, situé dans un contexte donné. Aujourd’hui, on ne prétend dès lors plus produire des théories générales de l’apprentissage, mais bien des théories « locales », visant à rendre compte d’aspects particuliers de celui-ci.
On étudiera, par exemple, l’apprentissage de concepts, l’apprentissage de la lecture, d’une langue étrangère ou de la mathématique, ou encore de divers métiers manuels, les différentes formes d’intelligence et les différents styles cognitifs qui conditionnent l’apprentissage, la motivation à apprendre, le transfert des apprentissages en situation professionnelle, l’autorégulation de l’apprenant dans l’apprentissage, les troubles de l’apprentissage, les interactions sociales dans l’apprentissage, bref, autant de thèmes qui constituent aujourd’hui la table des matières des manuels de psychologie de l’éducation. De même, on s’intéressera davantage à l’apprentissage tel que situé dans différents contextes spécifiques. À cet égard, un domaine de recherche s’est très largement développé ces dernières années autour de l’apprentissage en situation de travail (workplace learning). Ces travaux (par exemple, ceux du chercheur australien, Stephen Billett, considéré comme un pionnier dans ce domaine) visent à examiner les processus à l’œuvre dans le développement de compétences et de connaissances chez des personnes en situation de travail, le plus souvent en contexte organisationnel, ainsi que les conditions et facteurs qui agissent sur ces processus. Ils s’intéressent aussi en particulier à ce qui se joue dans le cadre des dispositifs et pratiques spécifiques de formation et d’accompagnement qui se sont développés ces dernières années sur le terrain, visant spécifiquement à optimiser l’apprentissage en situation de travail : coaching, mentoring, action learning groups, communautés de pratiques, tutorat, supervision et intervision, journal de bord, etc. Dans ces travaux, une attention particulière a été apportée au rôle des interactions sociales : non seulement celles qui se jouent au sein de ce type de dispositifs (par exemple, les interactions tuteur-tutoré, ou au sein des « communautés de pratiques ») mais également au sein des collectifs « naturels » de travail. Ce domaine de recherche a également favorisé le développement de nouveaux outils théoriques pour rendre compte de l’apprentissage, en particulier ceux qui s’appuient sur le paradigme de l’analyse de l’activité (Y. Engeström, J. Theureau, M. Durand, Y. Clot, P. Rabardel...) et de la didactique professionnelle (G. Vergnaud, P. Pastré, P. Mayen...), s’inscrivant respectivement dans les paradigmes historico-culturel et piagétien de l’apprentissage. Dans le même ordre d’idée, la recherche sur l’apprentissage, en particulier en situation de travail, s’est également spécialisée en termes de niveaux d’analyse : apprentissage réalisé par un sujet individuel au sein d’un collectif de travail, apprentissage réalisé par un groupe, une équipe ou un collectif de travail, et apprentissage dit « organisationnel », qui concerne la construction, la transformation, la mise en mémoire et la récupération des connaissances au sein d’une organisation). (...) Les clivages de jadis ont cependant laissé quelques traces sur le plan de la méthodologie de la recherche. La préférence affirmée pour l’observation ou la manipulation des comportements observables, les données autorapportées, les entretiens semi- ou non directifs, ou encore, les méthodes ethnographiques, n’est pas sans rapport avec les choix épistémologiques qui distinguaient les grands courants d’hier. Mais ici encore, la tendance, aujourd’hui, est plutôt à l’« œcuménisme », y compris dans les revues scientifiques les plus huppées du domaine, où des voix s’élèvent de plus en plus pour prôner la complémentarité entre ces différentes approches méthodologiques.
Enfin, après les dimensions cognitives et sociales de l’apprentissage, d’autres dimensions commencent à s’imposer de plus en plus (...) la dimension affective et émotionnelle. Celle-ci a longtemps été soit ignorée, soit considérée comme périphérique dans les théories de l’apprentissage. La tendance actuelle, notamment sous l’impulsion des travaux actuels sur la motivation, consiste à articuler dans des modèles théoriques communs les variables émotionnelles et les variables cognitives. D’autre part, plus récemment, en particulier dans la foulée des travaux sur l’apprentissage en situation de travail et des compétences techniques, une attention croissante est actuellement accordée à la dimension corporelle de l’apprentissage, dans ses articulations avec ses dimensions émotionnelles et cognitives. Cette évolution fait par ailleurs écho au développement récent des travaux de neuropsychologie qui mette en lumière – au travers de recherches particulièrement spectaculaires – le rôle primordial des émotions, d’une part, et du corps, d’autre part, dans la genèse et la mise en œuvre des processus cognitifs chez l’humain. On pense en particulier aux travaux d’Antonio Damasio (par exemple, L’erreur de Descartes, Odile Jacob, 1995) ou d’Alain Berthoz (par exemple, Le sens du mouvement, Odile Jacob, 1997), ou encore, sur un versant plus philosophique, ceux de Richard Sennett (Ce que sait la main, Albin Michel, 2010). Des travaux anthropologiques sur l’apprentissage, tels ceux de Geneviève Delbos et Paul Jorion, ou encore de Blandine Bril, vont également dans le même sens.