Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Carte de visite

Cours universitaires et travaux de recherche sur les questions d'apprentissage des jeunes et des adultes, science du développement humain, sciences du travail, altérités et inclusion, ressources documentaires, coaching et livres, créativités et voyages. Philippe Clauzard : MCF retraité (Université de La Réunion), auteur, analyste du travail et didacticien - Tous les contenus de ce blog sont sous licence Creative Commons.  

SITES PARTENAIRES

https://didactiqueprofessionnelle.ning.com/

https://didapro.me/

https://theconversation.com/fr

LICENCE CREATIVE COMMONS BY-CN-SA

Tous les contenus de ce blog sont sous licence Creative Commons. Vous pouvez les reproduire, les distribuer ou les communiquer à condition : de citer l'auteur ; de ne pas en faire d'utilisation commerciale ; d'appliquer ces mêmes conditions à toute création qui résulterait d'une modification, transformation ou adaptation d'éléments tirés de ce blog

Pages

Les mécanismes naturels de notre esprit critique ne sont pas infaillibles, il faut donc les outiller. Nicola Giordano/Pixabay, CC BY
Elena Pasquinelli, École normale supérieure (ENS) – PSL

L’appel à plus d’esprit critique cache souvent une vision très pessimiste de nos capacités mentales. Nous serions irrémédiablement la proie de nos « biais », ces influences qui échappent à tout contrôle et nous font agir de manière irrationnelle. Et nous serions donc globalement prêts à tout croire. Ainsi, l’esprit critique serait un idéal souvent très difficile à atteindre.

Pourtant, bien souvent, lorsqu’une information nous est présentée, nous nous posons spontanément des questions. De qui nous vient ce message ? S’agit-il d’une source fiable, qui nous veut du bien, et n’a pas intérêt à nous mentir ? La personne est-elle vraiment compétente concernant le sujet sur lequel elle se prononce ? Possède-t-elle des connaissances que nous-mêmes n’avons pas ? Son argumentation semble-t-elle plausible ?

Aussitôt que l’on nous recommande un restaurant ou un film, que nous assistons à un débat ou que nous entendons un jugement sur une personne, toute une grille de critères s’agite dans notre tête, alimentant doutes et prises de position. Et ce type de réaction intellectuelle instantanée se manifeste très tôt. Dès l’âge de trois ans, les enfants activent des stratégies pour évaluer ce qu’on leur dit ou ce qu’on leur demande.

Questions de confiance

Prenez ces exemples – des expériences réelles que nous résumerons schématiquement. Un enfant en âge d’aller à la maternelle regarde deux vidéos. Dans la première, un adulte nomme un certain nombre d’objets. Tous sont familiers à l’enfant, sauf un. L’adulte (A) l’appelle « snegg ». Dans la deuxième vidéo, un autre adulte (B) se prête à l’exercice.

Cependant, arrivé à l’objet que l’enfant ne connaît pas, il le présente sous le nom « hoog ». On demande ensuite à l’enfant comment s’appelle cet objet, et l’on répète la même expérience avec plusieurs enfants.

L’adulte (A) est bien connu des enfants, puisqu’il s’agit de leur maîtresse. Mais l’adulte (B) enseigne dans une autre école. Et c’est la réponse de la première personne que choisissent d’emblée les jeunes participants de 3 à 5 ans.

Conclusion : les enfants n’acceptent pas toutes les informations de la même manière et ils ne choisissent pas leur informateur au hasard. Dans ce cas précis, il utilisent un critère implicite : celui de la familiarité, qui peut être interprété comme un indice que l’adulte n’a pas d’intérêt à tromper l’enfant.

Dès tout-petits, les enfants activent des stratégies pour évaluer ce qu’on leur dit et ne choisissent pas leurs informateurs au hasard. Aurelie Luylier/Pixabay, CC BY

Cependant, la familiarité n’est pas tout. Dans une autre expérience menée auprès d’enfants âgés de 3 à 4 ans, en tout point analogue, l’un des deux adultes commet plusieurs erreurs en nommant les objets. Par exemple, il appelle « balle » une tasse. Les enfants doivent maintenant choisir à qui demander le nom d’un objet inconnu. Les résultats de l’expérience montrent que leurs préférences vont à l’adulte qui ne se trompe pas avec les objets connus : ils choisissent donc en ce cas l’adulte le mieux informé.

Une troisième expérience permet de comparer les effets de la familiarité avec ceux de la justesse et de la précision des réponses. Dans ce cas, l’informateur connu est également le moins précis. Et l’on voit que les critères mobilisés évoluent avec l’âge. Pour les enfants de 3 ans, la familiarité l’emporte sur la compétence ; les erreurs des personnes qu’ils connaissent ne les ébranlent pas. Au contraire, pour les enfants de 5 ans, la justesse des réponses devient décisive.

D’autres indices utilisés par l’enfant pour jauger la fiabilité de l’informant ont ainsi été mis en évidence : l’enfant fait attention à l’approbation que son interlocuteur reçoit de la part d’autres adultes et à ses compétences.

Indices trompeurs

Après un si beau départ, comment expliquer les méprises si courantes sur les protocoles de la science, les résistances face à des explications pourtant largement acceptées par la communauté des chercheurs (comme la responsabilité humaine dans le changement climatique) ? Comment expliquer que nous adhérions à des explications douteuses, et les laissions circuler librement ? Comment en somme expliquer notre manque – du moins apparent – d’esprit critique ?

Point important à noter dans les exemples décrits ci-dessus : les critères que nous, adultes et enfants, utilisons pour évaluer la qualité de l’information fournie par les autres peuvent être plus ou moins sophistiqués et exigeants en termes cognitifs.

En fait, si nous voulions être très sélectifs, nous devrions mettre en place des critères plus coûteux, qui évaluent la confiance en s’adaptant aux circonstances ; par exemple, en reconnaissant qu’une même personne puisse être compétente ou ignorante selon le domaine en question.

Mais nous ne sommes pas toujours capables ou disposés à le faire. Nous nous fions alors à des indices d’ordre général – comme la familiarité, l’appartenance au groupe, le prestige – qui, par ailleurs, nous garantissent d’autres avantages (celui de s’installer pleinement dans un groupe social, de suivre une source reconnue). Or, ces indices peuvent être trompeurs ou inadaptés aux circonstances, trop simplistes pour des distinctions fines.

Des outils à acquérir

En tout cas, les mécanismes naturels de notre esprit critique ne sont pas infaillibles. Pis, ces indices peuvent nous amener à commettre des erreurs ou être utilisés contre nous. Ainsi, le prestige d’une source peut être activement et volontairement manipulé sur Internet en lui ajoutant des « like » fictifs, en créant ainsi une impression de fiabilité.

L’esprit critique naturel nécessite donc d’être outillé : doté des critères appropriés, de connaissances. Par exemple pour savoir si une page Wikipedia mérite notre confiance, il faut connaître le mode de fonctionnement de l’encyclopédie la plus consultée au monde : qui y écrit, selon quelles modalités une page est-elle acceptée et modifiée, que cela signifie-t-il quand on nous dit que des références sont manquantes, etc.

Ces connaissances vont permettre d’accorder notre confiance de manière plus raisonnée et donc raisonnable grâce au développement d’outils appropriés à l’évaluation de la fiabilité et de la bienveillance des sources d’information. Si ces sources jouissent d’une bonne réputation, nous saurions juger d’où elle leur vient, et si elle est méritée sur la base d’une réelle expertise.

Toutefois, la question de l’esprit critique – une forme de confiance raisonnable et raisonnée donc – ne se résume pas à accumuler et à mettre à jour des connaissances. Il s’agit également de comprendre ce qui fait qu’un contenu d’information est plus fiable qu’un autre, et ce qui se cache derrière le mot « expert ».

Esprit scientifique, esprit critique (Billes de Sciences, 2018).

Prenons le cas d’une connaissance d’ordre scientifique, par exemple : la Terre s’est formée il y a environ 4,5 milliards d’années. Comment savoir si elle mérite notre adhésion ?

Pour cela, il faut savoir que cette connaissance est le résultat de méthodes multiples de datation, standardisées, reconnues par la communauté scientifique comme étant les meilleures à disposition. Les géologues et les astronomes qui nous fournissent une estimation de l’âge de la Terre se voient accorder le statut d’experts par la communauté de leurs pairs (et cela se manifeste par leurs publications, leur statut d’universitaires et d’autres indices de ce genre).

Leurs connaissances sont cohérentes avec d’autres corpus de connaissances produites par d’autres communautés d’experts, comme celle des biologistes aux prises avec la datation de l’apparition de la vie sur Terre.

Méthode scientifique

Compte tenu de la méthode, de sa compréhension, de la reconnaissance par la communauté scientifique liée au respect de certaines règles du métier, de la plausibilité de l’affirmation sur la base des autres savoirs émanant de la recherche, nous nous sentons confiants en affirmant que la Terre date d’environ 4,5 milliards d’années.

Nous ne cherchons pas à vérifier cette connaissance par nos moyens (lesquels d’ailleurs ?) mais juste à l’approfondir pour mieux la comprendre. Sommes-nous pour cela crédules ? Bien au contraire, nous venons de faire preuve d’un esprit critique avancé puisque nous comprenons ce qui fait de la science une source fiable.

La démarche scientifique (CEA recherche).

Résumons. Pour pouvoir répondre aux défis de l’information auxquels nous sommes amenés à répondre l’esprit critique naturel doit être outillé de connaissances et de critères ad hoc, permettant l’identification facile des sources les plus fiables, rendant possible la reconnaissance des contenus les plus plausibles, à la lumière des méthodes de la science.

La démarche scientifique peut contribuer à développer l’esprit critique. C’est ce que fait d’ailleurs la Fondation La main à la Pâte qui, en lien avec les écoles, sensibilise très tôt les enfants à la recherche.

L’enjeu est de leur apprendre à distinguer opinion et savoir, à juger une connaissance sur la base des méthodes qui ont amené à la produire, et à utiliser ces compétences dans leur vie quotidienne, pour mieux jauger l’information. Un projet qui se poursuit sur la toile avec une sélection d’activités dans le cadre de la continuité pédagogique.The Conversation

Elena Pasquinelli, Philosophe des sciences cognitives, chercheuse associée à l'Institut Jean Nicod, École normale supérieure (ENS) – PSL

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :