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Cours universitaires et travaux de recherche sur les questions d'apprentissage des jeunes et des adultes, science du développement humain, sciences du travail, altérités et inclusion, ressources documentaires, coaching et livres, créativités et voyages. Philippe Clauzard : MCF retraité (Université de La Réunion), auteur, analyste du travail et didacticien - Tous les contenus de ce blog sont sous licence Creative Commons.  

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Un détail du portrait d'Edmond de Belamy. Collectif Obvious.
Amélie Boutinot, Université de Strasbourg et Helene Delacour, Université de Lorraine

Le 25 octobre 2018, Christie’s, la célèbre maison de vente aux enchères, a mis en vente le portrait d’Edmond de Belamy « peint » par un programme d’intelligence artificielle (IA) mis au point par le collectif français Obvious. La vente a été couronnée de succès, puisque le portrait de ce jeune homme fictif, aux allures de notable du XIXe siècle avec un visage flou, a été adjugé pour 432 500 dollars, alors qu’il avait été estimé à 7 000 dollars. Malgré le succès de cette vente, une question se pose : l’intelligence artificielle peut-elle être considérée comme un artiste ?

Une définition en quatre points

Selon le sociologue américain Becker (1982), tout artiste se trouve inclus dans un « monde de l’art » qui regroupe des artistes producteurs d’une œuvre, mais aussi tous les acteurs et les métiers participant directement ou indirectement à leur création : par exemple, les peintres ne peuvent pratiquer leur art sans pinceau ni toile et vendre sans galerie, ni salon de peinture. Tous ces acteurs comme les critiques, les collectionneurs, les conservateurs, les historiens de l’art, etc. interagissent de manière régulière autour du « monde de l’art ».

La notion de « monde de l’art » implique qu’un artiste recherche la reconnaissance non pas auprès d’un seul public (généralement les pairs) mais bien auprès d’une pluralité de publics en lien direct ou indirect avec une œuvre d’art, chacun avec son référentiel et ses valeurs. À ce propos, Bowness révèle qu’un artiste bâtit sa reconnaissance auprès de quatre cercles concentriques : auprès de ses pairs, puis auprès des critiques d’art ou culturels, ensuite du marché, enfin auprès du grand public, connaisseur ou novice dans la discipline concernée. C’est quantitativement le public le plus important mais avec qui l’artiste a cependant très peu de contacts.

Dans les activités créatives, telles que la peinture ou le chant, la reconnaissance auprès d’un large public peut être perçue comme un moteur pour un artiste, mais doit être établie sur le long terme. En effet, l’accès trop rapide au succès auprès du grand public ne permet pas d’établir une reconnaissance légitime aux yeux des artistes ; un tel succès serait la marque d’un manque de création.

D’autres auteurs ont développé cette relation particulière avec la reconnaissance auprès d’un large public comme nécessaire mais très complexe.

À l’instar de Baxandall (1985) qui rappelait l’incertitude des acheteurs vis-à-vis des artistes peintres de la Renaissance, où ce n’est que lors de la transaction qu’ils pourront juger la qualité des œuvres commandées, Caves (2000) souligne que l’évaluation par le prix fonctionne difficilement dans des activités artistiques.

Dans le monde de l’art contemporain, pour détecter le talent esthétique d’un artiste, un classement par prix de vente des œuvres (notamment dans les salles des ventes telles que Sotheby’s ou Christie’s) permet de repérer les artistes en vogue, sur lesquels les clients investissent].

De la même manière, le Kunst Compass (Boussole de l’Art), est une sorte d’échelle de reconnaissance des artistes qui propose une mesure aussi objective que possible du degré de reconnaissance d’un artiste par le biais de différents critères pondérés. Parallèlement, les salons et foires d’art indiquent aux collectionneurs sur quels artistes investir et les médiateurs, en tant qu’intermédiaires culturels et/ou critiques, guident par leurs articles les clients potentiels vers l’artiste en vogue.

L’IA, une artiste comme un autre ?

Partant de ce constat, si l’IA ne peut pas encore être considérée comme une artiste à part entière, au sens traditionnel du terme, elle en partage néanmoins certaines caractéristiques. Tout d’abord, il convient de souligner que l’IA ayant réalisé le portrait d’Edmond de Belamy a, même sans réelle conscience, ni intention propres aux artistes humains, créé quelque chose qui n’existait pas avant.

Comme le souligne Hugo Caselles-Dupré, l’un des fondateurs du collectif Obvious : « l’intelligence artificielle peut être créative. […] On l’oblige à créer un visuel inédit ». De plus, le tableau en question s’ancre dans un genre déjà connu, celui du portrait, dont les codes ont été étudiés par le programme IA et ce, sur 15 000 peintures remontant jusqu’au Moyen-Âge. Il peut, de ce fait, être catégorisé et labellisé, que ce soit par les artistes, les acheteurs, les collectionneurs, ou encore les critiques.

Ce même tableau a également été vendu chez Christie’s, maison de vente aux enchères mondialement connue et reconnue – et donc intégrée dans un « monde de l’art ». Parallèlement, un autre portrait conçu par cette IA a également été vendu pour près de 10 000 euros en 2018 à un collectionneur avant-gardiste, autre audience influente et intégrée dans le « monde de l’art ». Au-delà de cette appartenance au « monde de l’art », cette collection de portraits démontre que l’IA en question n’a pas généré une seule mais plusieurs « peintures ». Le portrait d’Edmond de Belamy fait effectivement partie d’un ensemble « d’œuvres », avec onze portraits de cette famille fictive, les Belamy, à partir du même algorithme.

De plus, le portrait est signé de l’équation du programme l’ayant généré, revendiquant ainsi la paternité de la conception et de la réalisation. Enfin, le portrait est revendiqué comme appartenant au mouvement du « ganisme » (GAN pour generative adversarial networks, c’est-à-dire la technologie utilisée), des mouvements artistiques.

Un champ de réflexion complexe

Toutefois, les deuxième et troisième caractéristiques liées à la quête de reconnaissance ouvrent un champ de réflexion plus complexe. En effet, le terme même de quête n’est pas adapté en soi pour une IA, fondée pour l’instant sur une interaction homme-machine, où c’est l’homme (ici le collectif Obvious) qui peut chercher une forme de reconnaissance.

Concernant la quête de reconnaissance à long terme, le collectif Obvious, dans sa volonté de démocratisation, ne s’est pas exprimé sur un souhait de reconnaissance à long terme (oeuvrant ainsi à sa postérité, à celle de l’IA), ni à court terme. Si les œuvres créées par des IA peuvent générer un certain buzz médiatique, cela n’est pas gage de postérité.

Dans le cas qui nous intéresse, c’est aussi l’homme qui met en scène et promeut les réalisations de l’IA, et possède l’intention propre aux artistes.

Enfin, concernant la caractéristique de l’incertitude propre à la détection des artistes, l’enjeu pour une IA n’est pas tant de valoriser par ses réalisations, que d’évaluer les ressources techniques et financières pour réaliser les œuvres créées numériquement. En effet, la fabrication d’un tableau généré par une telle puissance de calcul coûte cher. Le collectif n’ayant pas de soutien financier à proprement parler, l’appartenance au « monde de l’art » apparaît comme nécessaire pour trouver des ressources financières.

L’IA n’est donc pas une artiste comme les autres. Mais ce n’est pas pour autant que l’IA n’est pas artiste, si l’on considère que les frontières de ce terme peuvent évoluer. Les avancées du GAN permettront certainement de résoudre le problème, en octroyant une capacité créative propre aux IA. Demain, un nouveau profil d’artiste pourrait bien émerger, avec des caractéristiques plus numériques. L’IA ne serait ainsi plus considérée comme un super pinceau ou un outil technique à la solde de l’homme, mais bien comme une entité génératrice de créativité artistique. La question sera alors : quels seront les nouveaux profils d’artistes ?

Avant d’en arriver à cela, les acteurs des « mondes de l’art » devront d’abord certainement répondre à d’autres questions, d’ordre juridiques. En effet, la paternité de l’œuvre, qui se pose déjà vis-à-vis du programme ou du collectif, s’étend à un autre artiste, Robbie Barrat, ayant déposé le code source en open source début 2018… Et qui demande à ce qu’on l’intègre dans les réflexions.The Conversation

Amélie Boutinot, Associate Professor in Management Science. PhD, HDR, Université de Strasbourg et Helene Delacour, Professeur en sciences de gestion, Université de Lorraine

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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