Éduquer à la paix : investir l’école pour reconstruire les sociétés après 1945
Bouleversement géopolitique, la Seconde Guerre mondiale a aussi marqué un tournant dans l’histoire de l’enfance et transformé la place accordée aux jeunes dans la société. Si la création de l’Unicef puis la Déclaration des droits de l’enfant témoignent d’une volonté de mieux protéger les plus vulnérables, les moins de 18 ans sont aussi considérés comme des acteurs clés pour construire la paix. C’est en ce sens qu’est réinvestie l’institution scolaire, avec une attention forte aux pédagogies nouvelles et aux échanges entre les pays.
Si la Première Guerre mondiale, puis la guerre civile espagnole, avaient déjà impliqué les enfants d’Europe occidentale, c’est bien la Seconde Guerre mondiale qui constitue un tournant en matière d’intégration des plus jeunes dans un conflit.
Durant les années 1940, jamais ces derniers n’avaient été autant mobilisés et pris pour cibles. Entre bombardements, exactions, déplacements, massacres et génocides, les formes de violences auxquelles ils font face au sein des pays belligérants ont été nombreuses. Elles les ont affectés par millions, tandis qu’ils n’échappaient pas non plus à ses conséquences indirectes : pénuries, séparations familiales, deuils…
Aussi, au lendemain du conflit, les craintes à l’égard de cette potentielle « génération perdue » sont-elles grandes parmi les adultes, qu’ils soient experts de l’enfance (pédiatres, nutritionnistes, psychologues, etc.), acteurs politiques ou humanitaires.
La prise de conscience partagée à l’échelle transnationale de la nécessité de mettre en place tout un ensemble de mesures pour relever et protéger les enfants, désormais perçus comme les êtres les plus vulnérables des vulnérables, se traduit notamment par la naissance du Fonds des Nations unies pour l’enfance (Unicef) en décembre 1946 et, quelques années plus tard, par la Déclaration des droits de l’enfant.
Mais la séquence 1939-1949 ne constitue pas seulement un moment clef dans la publicisation de la nécessaire protection des enfants à l’échelle mondiale. Elle constitue aussi un tournant dans la prise en compte de l’importance de ce groupe social pour construire de la paix future, comme le montre l’ouvrage La Seconde Guerre mondiale des enfants publié aux Presses universitaires de France en septembre 2024.
Incarnant l’avenir des nations qui viennent de déposer les armes, ils sont porteurs d’un immense espoir : celui d’assurer la fraternité entre les peuples et de renforcer la démocratie des nations en paix. S’ils sont certes des victimes, les enfants sont également, et peut-être d’abord et avant tout, les acteurs d’un futur en paix.
Transformer les programmes et favoriser les échanges scolaires
Aussi l’école est-elle massivement investie après 1945 : espace de socialisation où se rend, théoriquement, l’ensemble des enfants, elle est considérée comme la pierre angulaire de la reconstruction des sociétés européennes.
Certes, l’on y retrouve des mesures déjà présentes après 1918. Les élèves, et en particulier les 6-14 ans (âge de la scolarité obligatoire en Europe), se voient une nouvelle fois être les porteurs de la mémoire des soldats, mais aussi des résistants, partisans et victimes civiles du conflit tout juste achevé. Ils nettoient et fleurissent les tombes, sont présents aux cérémonies publiques et rendent hommage aux morts.
[Déjà plus de 120 000 abonnements aux newsletters The Conversation. Et vous ? Abonnez-vous aujourd’hui pour mieux comprendre les grands enjeux du monde.]
À cette injonction mémorielle, s’ajoute toutefois une transformation, plus ou moins radicale selon les pays (elle l’est par exemple dans l’ancien Reich, mais se fait plus discrète en France), des programmes scolaires. Les leçons sur les gouvernements démocratiques et les figures pacifiques sont renforcées – ou font de nouveau leur apparition dans le cas d’anciens pays autoritaires et/ou totalitaires, comme l’Allemagne et l’Italie. Par ailleurs, les échanges économiques, culturels et politiques entre les pays sont valorisés dans les cours d’histoire, ceci afin de contrer les effets néfastes d’un nationalisme qui met en concurrence et en opposition les sociétés, jusqu’à les entraîner dans la guerre.
Le second après-guerre se distingue également du premier en ceci que les acteurs qui prennent en charge l’enfance vont plus loin dans la consolidation des liens entre les nations et leurs progénitures. Pour véritablement renforcer l’amitié entre les peuples, les échanges entre élèves se multiplient : relations épistolaires entre classes, voyages, correspondances fleurissent.
Les jeunes Français entretiennent des correspondances avec les Canadiens, les Britanniques envoient des livres aux Allemands, les Suédois se rendent en Belgique. Mais c’est bien en Allemagne que le programme le plus ambitieux se déploie, initié par les Américains qui occupent le pays. Plus connu sous le nom de « World Friendship Among Children Program », il inclut des correspondances, des voyages, des adoptions d’orphelins de guerre par des classes, mais aussi et surtout l’instauration d’un « World Friendship Council of the Future ». Composée de jeunes qui se réunissent pour proposer des initiatives favorisant les discussions internationales entre enfants, cette instance vise à leur apprendre à échanger sur le modèle de ce qui se fait au sein des organisations internationales tout juste créées (ONU, Unesco, OMS, etc.).
C’est aussi en Allemagne que sont fondés des Maisons de l’Amérique ou Centres de la jeunesse. Si l’objectif est de proposer des activités sportives et culturelles aux enfants, elles sont surtout perçues par les Étatsuniens comme un instrument de soft power et un instrument politique pour (ré)éduquer les plus jeunes à la démocratie.
La pédagogie active pour préparer à la démocratie
Car, après 1945, éduquer à la paix signifie aussi éduquer à la démocratie. On observe dans de nombreuses écoles d’Europe occidentale la généralisation de certaines pratiques pédagogiques issues de l’Éducation nouvelle (à laquelle appartiennent Maria Montessori, les sœurs Agazzi, Ovide Decroly ou Célestin Freinet) qui avaient éclos durant le premier XXe siècle.
Pour les acteurs des mondes scolaires, qu’ils soient ministres, inspecteurs ou pédagogues – à l’instar de John Dewey, pour qui l’éducation doit jouer un rôle politique – il ne suffit pas d’apprendre les principes pacifistes et démocratiques, il faut les pratiquer.
La pédagogie se doit d’être active. C’est ainsi que la salle de classe, perçue comme une petite société en miniature, devient le lieu d’apprentissage de la démocratie : on élit des délégués de classe, on vote pour prendre des décisions qui relèvent de la vie scolaire, on échange sur des thématiques du quotidien ou des sujets politiques (dans le cas des plus âgés), en un mot, on participe activement et non plus passivement à la vie de la classe et de l’école.
On notera que, dans cette dynamique, certaines expérimentations vont encore plus loin : c’est le cas des villages ou communautés d’enfants, qui accueillent, dans de nombreux pays européens, après 1945, de jeunes victimes de la guerre de diverses nationalités. S’il s’agit de répondre à un besoin humanitaire (ces enfants n’ont plus de toit ni de parents), ces Républiques d’enfants se veulent les fers de lance des nouvelles sociétés en paix. L’autogouvernement y est prôné comme moyen de préparer les plus jeunes à la citoyenneté. Elles se dotent, comme dans la Repubblica dei Ragazzi de Santa Marinella (près de Rome), d’un tribunal, d’une assemblée délibérative ou encore d’un syndicat, tenus par les enfants.
Enfin, si l’école est bien la pierre angulaire de la construction de la paix mondiale, ce sont plus généralement tous les aspects de la vie des enfants qui sont traversés par les débats relatifs à la meilleure manière de les éduquer à la paix. La sphère privée est tout aussi ciblée, comme en témoignent les nombreux projets de loi qui circulent à l’échelle transnationale contre les bandes dessinées et les jouets belliqueux, accusés de rendre les enfants violents et donc de compromettre, à terme, la paix future.
Dans cet après-guerre aux projets foisonnants, l’éducation à la paix et à la démocratie est donc bien un projet européen, voire mondial. Il n’en demeure pas moins qu’en France, en Allemagne occidentale ou encore en Italie, c’est un projet libéral qui s’élabore, à rebours du chemin emprunté par l’Europe de l’Est, où l’on retrouve des projets relativement proches, mais dont le sens attribué à la démocratie diffère.
![](https://images.theconversation.com/files/635957/original/file-20241203-15-a1gv8e.jpg?ixlib=rb-4.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip)
Si, à l’Ouest, elle accorde une place centrale à l’individu et assigne aux filles et aux garçons des objectifs genrés (devenir respectivement des mères de famille et des travailleurs qui soutiennent la croissance), à l’est, le modèle est davantage axé sur le collectif, dans une vision socialiste de la démocratie, tandis que le rapport entre filles et garçons est plus égalitaire, même si cela se fait pour obéir à des objectifs politiques. Quoi qu’il en soit, ces nombreuses initiatives nées dans l’après-1945 se sont bel et bien enracinées et constituent encore un héritage, qui se lit par exemple à l’école à travers les élections de délégués ou les voyages scolaires.
Camille Mahé, Maîtresse de conférences en histoire, Université de Strasbourg
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
![Éduquer à la paix : investir l'école pour reconstruire les sociétés après 1945](https://image.over-blog.com/_2M7KMe6WexBevyDraLzETWWZF8=/170x170/smart/filters:no_upscale()/https%3A%2F%2Fimages.theconversation.com%2Ffiles%2F636322%2Foriginal%2Ffile-20241204-15-grnuyp.jpg%3Fixlib%3Drb-4.1.0%26rect%3D50%2C790%2C5615%2C2808%26q%3D45%26auto%3Dformat%26w%3D1356%26h%3D668%26fit%3Dcrop)
Éduquer à la paix : investir l'école pour reconstruire les sociétés après 1945
La Seconde Guerre mondiale a marqué un tournant dans l'histoire de l'enfance. Pour former les acteurs de la paix future, l'école est réinvestie, avec une attention forte aux pédagogies nouvelles.
Article republié de The Conversation.com France