L'Aventure du pédagogique, Philippe Meirieu
Ces morceaux de textes choisis sont extraits de :
"Ce que je crois... ou Deux ou trois choses que je sais (peut-être) de la pédagogie", un texte de Philippe Meirieu.
Philippe Meirieu est Professeur émérite en sciences de l’éducation à l’université Lumière- Lyon 2
Tout être est éducable, peut apprendre et grandir... mais je ne peux, dans ce chemin, que créer des situations qui l’aideront à trouver lui-même des appuis pour cette aventure. J’ai bien conscience, au terme du parcours, des limites de l’exercice.
C’est l’adulte qui éduque et enseigne, mais que c’est l’enfant qui grandit et apprend. Aucun enfant ne peut décider de ce qu’il doit apprendre – sinon, c’est qu’il serait déjà éduqué – mais il doit l’apprendre par lui-même – pour que cet apprentissage fasse de lui un sujet et, peut-être même, un citoyen : un être capable de mobiliser les savoirs les plus élaborés pour « penser par lui-même ».
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De cette tension fondatrice entre deux convictions contradictoires sont nées, finalement, toutes mes propositions pédagogiques. « Tout faire en ne faisant rien », c’est en effet, bien plus que la référence au constructivisme piagétien, ce qui me permit de modéliser la « situation problème » : proposer à l’élève un projet lui permettant de s’engager dans une tâche, d’y rencontrer un obstacle suffisamment difficile et accessible pour qu’en le surmontant il fasse une acquisition décisive... Plus largement, « tout faire en ne faisant rien », s’est imposé, pour moi, comme la matrice de toutes les situations d’apprentissage : préparer minutieusement un ensemble de ressources et de contraintes grâce auxquelles un sujet effectue une activité mentale lui donnant accès à des savoirs nouveaux. Ainsi définie, la situation d’apprentissage échappe aux malentendus dans lesquels l’enferme, trop souvent, l’appel incantatoire aux « méthodes actives » : un cours magistral, s’il comporte assez de « prises » et permet suffisamment à l’auditeur de s’essayer à la pensée – à condition, bien sûr, que ces éléments soient matérialisés en fonction de l’âge et du niveau de développement des élèves – est, évidemment, une véritable situation d’apprentissage. Comme peut l’être un jeu inspiré de l’Oulipo, une expérimentation scientifique ou la rencontre – si essentielle – avec une œuvre d’art qui relie ce que chacun a de plus intime avec ce qu’il y a de plus universel.
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« Tout faire en ne faisant rien »; Il est ainsi possible de décliner, dans une multitude de domaines, la même maxime. Elle est particulièrement féconde, par exemple, pour sortir de quelques impasses dans lesquelles s’enferrent parfois les enseignants : dans ma Lettre à un jeune professeur, j’insiste ainsi sur l’importance d’organiser le travail... et non pas la discipline, comme sur la nécessité de réconcilier la nécessaire « passion de transmettre » avec la tout aussi nécessaire attention aux conditions de cette transmission et au suivi de chaque élève.
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reconstruire une attention mise à mal par le rythme de vie et les prothèses technologiques de la modernité, faire de la quête de précision, de justesse et de vérité le principe d’échanges apaisés entre humains? Et qui ne comprend que la recherche de contraintes fécondes, dans des situations matérielles et intellectuelles exigeantes, devient une priorité pédagogique absolue.
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Pourtant, le monde qui vient m’inquiète et me fait peur. Je ne suis pas sûr que nous ayons pris la mesure des enjeux (...) Avons- nous pris la mesure des dangers fabuleux de l’émergence et de la toute-puissance de la « machine androïde », comme disait Gilbert Simondon ? Bref, avons-nous pris la mesure de notre démesure ? (...) Alors, qu’est-ce qui peut encore justifier d’écrire un « ce que je crois pédagogique » si ce n’est la croyance – sans doute complètement insensée – que l’éducation peut encore quelque chose ?
Car, je sais maintenant que nos confrontations – même les plus rigoureuses, voire les plus « scientifiques » – ne mettent jamais seulement en jeu des faits objectifs dont nous nous informerions réciproquement : il y a toujours, dans nos échanges, des éléments qui renvoient aux expériences que nous avons vécues ; il y a toujours, dans nos discussions, une tonalité ou une coloration qui témoignent de notre relation particulière à ce que nous disons ; il y a toujours, dans nos débats, une dimension, plus ou moins saillante, qui révèle les valeurs qui nous animent. (...) nous sommes toujours porteurs d’une « vision » des choses qui n’est jamais strictement « objective » et qui relève de « convictions » plus ou moins explicites.
Pour qu’un débat entre humains soit autre chose qu’un affrontement entre des faits ou des convictions, il faut donc que, non seulement il fasse dialoguer des individus entre eux, mais également qu’il fasse dialoguer, entre les individus et pour chacun d’eux, des convictions avec des connaissances, des connaissances avec des convictions. Il faut que chacun accepte d’assumer ses convictions et de les confronter à celles des autres... tout en les confrontant avec ses connaissances et en prenant en compte celles des autres.
Bien sûr, il faut pouvoir « prouver » que les connaissances sont des connaissances car c’est à cette condition qu’elles peuvent accréditer ou invalider une conviction ; c’est à cette condition qu’elles peuvent faire progresser la discussion et évoluer chacun de ses participants. Démarche difficile et combat sans fin tant il est exigeant de désintriquer, pour soi-même et entre nous, le « savoir » et le « croire ». Mais démarche essentielle, hygiène mentale et sociale indispensable pour « instituer » des collectifs où les individus ne basculent ni dans l’adhésion fusionnelle et l’indifférenciation grégaire, ni dans l’affrontement permanent et les déchirements mortifères.
Le sujet ne se construit que dans un groupe ; il ne se développe que dans la relation ; il n’accède aux formes les plus élaborées de la culture que si on les articule à ses propres aspirations ; il ne se réalise qu’en s’engageant et en prenant des responsabilités au service des autres ; il ne se dépasse qu’en se donnant, etc. Il y avait là un ensemble d’évidences partagées au nom desquelles nous luttions contre des formes de transmission que nous jugions individualistes et brutales, pour promouvoir des « collectifs d’échange » que nous voulions respectueux de chacun et exigeants pour tous. (...) « Antécéder sans anticiper, valoriser sans juger et réguler sans régulariser. » – et qui relève d’une forme de « sensibilité éducative »
« Vous ne pouvez plus vous retrancher derrière la théorie raciste des aptitudes. Tous les gosses sont aptes à faire leur quatrième et tous sont aptes à toutes les matières. Il est facile de dire à un garçon : "Tu n’es pas fait pour cette matière." Le garçon accepte parce qu’il est aussi paresseux que le maître d’école. Mais il comprend aussi que le maître lui enlève son égalité. [... ] Si chacun de vous savait qu’il lui fallait à tout prix faire réussir tous ses élèves dans toutes les matières, il faudrait bien qu’il se creuse les méninges pour trouver le moyen de les faire réussir. » La démonstration, chiffres et exemples à l’appui, était implacable. Et elle émanait d’élèves directement concernés10, ce qui, sans nul doute, contribuait à l’impact du propos.
Elle déclencha chez moi une forme particulière de prise de conscience assez proche de l’illuminatio augustinienne : je reconnus là, tout de suite, une sorte de « rasoir d’Ockham » de la pensée éducative qui, dans sa simplicité et sa radicalité – « faire réussir tous les élèves dans toutes les matières » –, pointait le vrai clivage et permettait, enfin, de comprendre la spécificité du « pédagogique » : le pédagogique comme « insurrection fondatrice », », pour reprendre l’expression de Daniel Hameline, – contre toutes les formes de fatalité –, le pédagogique comme défi – avec l’affirmation toujours plus hardie de l’éducabilité des inéducables –, le pédagogique comme démarche – donnant lieu à une recherche sans cesse renouvelée de nouvelles méthodes et institutions.
Le troisième type de travaux – d’élaboration pédagogique – m’a permis d’élaborer un modèle du « groupe d’apprentissage coopératif », en précisant les conditions de sa mise en œuvre, tant en termes de garanties préalables – s’assurer que l’apport de chacun est nécessaire à l’œuvre collective –, de conception didactique – structurer le travail à partir des opérations mentales nécessaires à l’appropriation des contenus à s’approprier –, de mode de fonctionnement – organiser la complémentarité ou la rotation des rôles afin que tous soient, à leur tour, en situation de confrontation avec autrui et avec la nouveauté –, distinguer, enfin, vigoureusement l’évaluation de satisfaction face à la tâche réalisée de l’évaluation d’acquisition sur les objectifs d’apprentissage.
L’éducabilité, poussée à l’extrême, c’est le basculement dans la toute-puissance, la porte ouverte à la manipulation, au dressage et, in fine, à toutes les formes de dictature. L’éducabilité comme posture radicale, c’est le glissement de la volonté d’enseigner à la passion de contrôler, le passage d’un projet légitime de transmission de savoirs émancipateurs à la mise en place d’un système d’emprise pour arraisonner des sujets et décider, à leur place, de leur avenir, voire de leur identité. (...) sans contre-pouvoir, la « machine-école » est alors prise de frénésie et risque de devenir totalisante, voire totalitaire.(...) je dois éduquer, je dois enseigner (...) mais je ne peux ni apprendre, ni grandir à la place de l’autre.
À la conviction de l’éducabilité venait de s’en ajouter une autre, forgée au plus près du plus vif : celle de la liberté de l’autre que je n’ai le droit ni de circonscrire ni d’arraisonner sans abolir le projet même de toute éducation : accompagner l’émergence d’un sujet libre.
J’ai répété sur tous les tons à mes étudiantes et étudiants, ces phrases de l’Émile, lues sans doute trop tôt et redécouvertes peut-être trop tard : « Jeune instituteur, je vous prêche un art difficile, c’est de gouverner sans préceptes et de tout faire en ne faisant rien. » ( Jean-Jacques Rousseau, Emile ou De l’éducation, Paris, Flammarion, 1966, p. 149.) (...) « on n’apprend bien que ce qu’on a appris soi-même », (il faut que) « l’élève ne sache rien parce que vous le lui avez dit, mais parce qu’il l’a compris lui-même »; « sans doute, il ne doit faire que ce qu’il veut, mais il ne doit vouloir que ce que vous voulez qu’il fasse »
Tout être est éducable, peut apprendre et grandir... mais je ne peux, dans ce chemin, que créer des situations qui l’aideront à trouver lui-même des appuis pour cette aventure. J’ai bien conscience, au terme du parcours, des limites de l’exercice.