L'aventure des savoirs, Philippe Meirieu
Philippe Meirieu reconsidère le statut des savoirs dans le système éducatif. Il en conclut que les programmes d’enseignement devraient être fixés démocratiquement par l’ensemble de la société.
Sciences humaines : Il semble que, depuis quelque temps, les discours sur l’éducation se recentrent sur la question des savoirs. Qu’en pensez-vous ?
Philippe Meirieu : Ce retour sur la question des savoirs peut s’expliquer par trois séries de phénomènes. Premièrement, l’épuisement du modèle psychosociologique pour comprendre la réalité éducative. Pendant très longtemps, les chercheurs en éducation se sont centrés sur la relation pédagogique. Carl Rogers- par exemple, et bien d’autres, travaillaient sur le côté purement relationnel des rapports maître-élèves. Ce discours a atteint ses limites. Il est aujourd’hui largement contesté parce qu’il y manque ce qu’on pourrait appeler « une théorie de la culture » : il explicite les conditions psychologiques de la transmission des savoirs mais ne s’interroge pas de manière suffisamment précise sur la nature des savoirs à transmettre. On a vu, essentiellement dans les secteurs de l’animation et de la formation d’adultes, des formations se réduire à des cours de psychologie ou à l’étude des phénomènes relationnels vécus dans les groupes. Toutefois, dans l’Education nationale, ce phénomène ne s’est pas imposé dans la réalité des pratiques scolaires. Mais le discours psychosociologique a été dominant dans les années 70, dans le champ universitaire des sciences de l’éducation et dans la mouvance d’une certaine « pédagogie institutionnelle ». On a écarté la réflexion sur les savoirs, sans pour autant que cela touche les pratiques scolaires qui, pendant ce temps, restaient massivement très traditionnelles. La deuxième série de phénomènes qui explique ce retour sur les savoirs concerne plus directement l’école. C’est la remise en question de tout un discours, très classique en pédagogie et qui s’est popularisé dans les années 80 sur les capacités générales. C’est ainsi que l’on a fonctionné sur une conception de la formation comme « gymnastique mentale » : les disciplines scolaires avaient pour objectif de former l’agilité de l’esprit plus que d’enseigner des contenus spécifiques. C’était explicitement l’objectif des langues mortes, des mathématiques (par la logique) et implicitement celui de la plupart des disciplines. On considérait que l’école devait former des habiletés intellectuelles, mais pas des savoirs au sens propre, dans la mesure où ces savoirs étaient peu pérennes et où il valait mieux « apprendre à apprendre » qu’apprendre. Ce slogan, « apprendre à apprendre », est très ancien, il date de la pédagogie initiée dans les Ecoles normales d’instituteurs, qui s’inspirait des théories de l’Allemand Herbart- au xixe siècle.
SH : Cette formule, apprendre à apprendre, devenue presque canonique chez les enseignants, est-elle remise en question ?
P.M. : La diffusion des travaux de Vygotski- a marqué une rupture très forte dans ce domaine. Vygotski dénonce cette conception qui renvoie à une « pédagogie formelle », qui écarte les contenus au profit des capacités mentales que ces contenus permettraient d’acquérir. Des travaux récents, comme ceux de Bernard Rey , montrent que la prégnance des contenus est beaucoup plus grande qu’on ne le croyait. On ne forme pas à des capacités générales, on forme à l’usage de certaines capacités sur certains contenus. Selon un exemple de Vygotski, quelqu’un qui sait évaluer des poids ne sait pas pour autant évaluer des longueurs. De même, un élève qui sait mémoriser une carte de géographie ne sait pas pour autant mémoriser du vocabulaire anglais. Cette mise en débat de la pédagogie d’Herbart se trouve très largement confortée par les critiques du courant de l’éducabilité cognitive. Ces méthodes (de Feuerstein, des ateliers de raisonnement logique, etc.) apparaissent efficaces en terme d’aide au renforcement de l’image de soi, au développement personnel mais assez peu efficaces (selon un chercheur comme Michel Huteau) en termes de transférabilité des acquisitions. D’où le retour sur les contenus, après une phase d’enthousiasme pour ce qu’on a appelé pendant très longtemps les capacités. La troisième explication d’un retour des savoirs est liée à la situation que nous vivons en cette fin de xxe siècle. Nous sommes à un moment d’accélération prodigieuse de la production des savoirs. Certains chiffres donnent le vertige : il a fallu dix-sept siècles pour doubler le savoir (des origines au xviie siècle) ; en trois siècles, le savoir a encore doublé, et on considère aujourd’hui qu’il double tous les trois ou quatre ans. En ce qui concerne les savants ayant existé depuis l’origine de l’humanité, 99 % sont encore vivants. Descartes estimait posséder dans sa bibliothèque l’ensemble des connaissances qui existaient à son époque ; ce ne serait plus possible aujourd’hui... Il est donc clair qu’on ne peut pas tout enseigner, d’où la nécessité de réfléchir sur les savoirs qu’il est pertinent de transmettre. D’autant que les choix que l’on effectue entre les savoirs ne sont jamais neutres. Avec la convergence de ces trois phénomènes, la question des savoirs devient aujourd’hui une question centrale.
SH : Cette prégnance nouvelle des contenus remet-elle en cause l’interdisciplinarité qui est prônée par des enseignants et des philosophes comme Edgar Morin ?
P.M. : Il faut redire que dans la pratique, il n’y a jamais eu d’abandon des contenus disciplinaires, ils sont restés la préoccupation massive de l’enseignement. Je ne crois pas que la transdisciplinarité soit remise en cause par ces constats. Mais on comprend maintenant que les transferts de compétences, d’une discipline à une autre, ne vont pas de soi. Un élève qui aurait acquis la notion de transitivité en mathématiques ne sait pas nécessairement l’appliquer en grammaire pour accorder le participe passé. Même si c’est la même opération mentale qui est à l’oeuvre, il ne suffit pas de l’avoir acquise en mathématiques pour l’appliquer automatiquement ailleurs. Les travaux actuels ne remettent pas en cause la possibilité du transfert mais le fait qu’il soit spontané. Les acquis ne sont pas automatiquement transférables et le fait de les transférer s’apprend comme le reste. Ces recherches ne mettent donc pas en cause l’interdisciplinarité, mais elles permettent de comprendre les conditions pédagogiques de sa pratique.
SH : Après avoir privilégié la façon dont on apprend, il y aurait donc un retour sur ce qu’on apprend. Etablissez-vous une hiérarchie dans ces deux modalités de l’acte d’apprendre ?
P.M. : Aujourd’hui, on se rend compte que l’on ne peut pas séparer les deux questions : qu’est-ce qu’on apprend ? Comment on apprend ? Mais ce qui me paraît très important est ce qui relie le comment et le quoi : ce qu’on appelle le rapport au savoir. Quel rapport existe entre un élève et les mathématiques ? Un rapport de consommation, de création, d’usage social, de sélection ? C’est ce qui intéresse aujourd’hui les chercheurs : comprendre comment le sujet construit son rapport avec les savoirs. Quel rapport existe entre d’une part un élève, son passé, son histoire, et d’autre part des contenus de savoirs tels que la géographie, un problème de mathématiques ou un exercice de français ? Sur la question du rapport au savoir, on en reste, à mon sens, trop souvent à des constats sociologiques, sans travailler sur les méthodes pédagogiques qui permettent de faire de ce rapport au savoir une recherche de la vérité. Ce que l’école doit apprendre, c’est la construction du rapport à la vérité. Cela signifie de savoir renoncer à son propre point de vue, savoir changer d’avis, surseoir à son jugement, renoncer à ses préjugés... La tâche du pédagogue est de mettre en place des dispositifs qui permettent de s’engager dans une dynamique de recherche de vérité, dans une démarche rigoureuse pour répondre de façon pertinente à une question que l’on s’est posée. Pour moi, le rapport à la vérité c’est la manière dont un individu va investir un objet culturel élaboré par d’autres. L’objectif de l’école devrait permettre à chacun de trouver dans des savoirs universels (valables pour tous) des réponses à des questions singulières. Pourquoi le Petit Poucet intéresse-t-il toujours les enfants d’aujourd’hui ? C’est un conte affreux, qui évoque la trahison, l’anthropophagie... mais il renvoie à des peurs profondément ancrées dans l’individu : la peur de se perdre, d’être abandonné, d’être mangé, d’être trahi. L’objet culturel « Petit Poucet » est une médiation qui me permet de reconnaître ce que je ressens moi-même, sans pour autant violer mon intimité. Cette image rend compte de ce qu’est le savoir, une médiation culturelle dans le vrai sens du terme : un objet dans lequel on peut se reconnaître et s’investir et qui permet de sortir de sa solitude. On peut d’ailleurs définir les savoirs comme ce qui permet d’échapper à la solitude et la folie. En me les appropriant, je rejoins tous les hommes dont les questions et les inquiétudes ont donné naissance à ces savoirs, les ont fait vivre et les ont transmis. Les savoirs m’inscrivent dans l’histoire et m’évitent d’errer dans le monde en ressassant les mêmes obsessions. Les mathématiques m’aident à penser l’infini, la géographie à me repérer dans l’espace, la biologie à ne pas m’effrayer devant les mutations de mon corps et les événements de la nature...
SH : Comment alors, définir ce qui doit être enseigné à l’école ? Doit-il y avoir des programmes fixes enseignés à tous ? Qui doit en décider ?
P.M. : La définition des savoirs n’appartient pas à l’enseignant, mais à l’instance politique. Car définir les savoirs, c’est dire ce qu’il est important de connaître pour être citoyen. Le rôle du formateur est d’articuler l’universalité de ces savoirs avec la singularité des situations de ses élèves. Mais, in fine, les savoirs ressortissent du politique : dire ce qui doit être appris, c’est décider d’un profil d’homme à promouvoir. Cette décision appartient à tous, comme la définition du bien commun. En revanche, organiser les situations d’apprentissage est un métier, qui requiert de vraies compétences professionnelles : le métier d’enseignant.
Pour en revenir aux programmes, leur conception souffre le plus souvent d’une absence de vision globale. Ce sont des empilements, des stratifications, des ajouts successifs. Et des compromis entre différents lobbies et groupes de pression. Les programmes ne sont pas réfléchis en fonction du citoyen que l’on veut former, mais selon des choix technocratiques ou parfois purement gestionnaires. Aujourd’hui, la société doit se donner des programmes scolaires mobilisateurs qui aient une véritable cohérence sociale et politique. Des programmes qui disent ce que les enfants ont besoin d’apprendre. Ceci doit être l’objet d’un débat de société et non pas d’arrangements entre tel groupe de pression et telle administration. C’est un véritable enjeu dans une société démocratique que de se donner les moyens de débattre des grandes orientations des programmes scolaires. Les orientations fortes devraient être discutées à tous les niveaux de l’organisation sociale et, à terme, mis en débat au Parlement. Il est quand même assez extraordinaire que le Parlement vote les crédits de l’éducation nationale sans se prononcer sur leur usage et leur finalité ! Comme la guerre est trop importante pour être laissée aux mains des militaires, ce que nous voulons transmettre à nos enfants est trop important pour être laissé aux seules mains des enseignants : c’est la Nation tout entière qui est concernée.
SH : Selon vous, quels sont alors les savoirs qu’un enfant devrait acquérir à l’école aujourd’hui ?
P.M. : Sur ce point, j’adhère pleinement aux propos d’Olivier Reboul : pour lui, ce qu’il est important d’enseigner à l’enfant est « ce qui unit et ce qui libère ». Ce qui permet aux gens de se retrouver semblables en dépit de leurs différences ; et ce qui offre la possibilité de maîtriser son propre avenir, de ne pas se laisser manipuler... La formule de Kant - « Ose penser par toi-même » - est plus que jamais d’actualité. En d’autres termes, il faut donner à tous les élèves le sentiment d’appartenance à la même humanité : la littérature, la poésie ont cette fonction, mais aussi les mathématiques parce que c’est un langage universel. Il faut également permettre à chacun de comprendre le monde : les sciences, l’histoire, l’économie, les langues y contribuent, la lecture aussi. Avant de pouvoir lire la Bible, les gens n’en connaissaient que ce que le clerc voulait ou pouvait leur en dire. Pouvoir vérifier soi-même ce que disent les textes est une libération formidable ; confronter les textes entre eux, examiner des points de vue divergents, c’est se garantir contre toute forme de fascination... ou, au moins, disposer de moyens de résistance à l’oppression.
SH : Dans vos livres, vous dites qu’il faut faire entrer les élèves dans « l’aventure des savoirs ». Comment le faire avec des enfants qui n’ont pas du tout envie d’y entrer, qui n’ont aucun goût pour les études ?
P.M. : Je pense qu’une manière de le faire est de montrer comment les savoirs se sont construits, comment ils sont le produit d’une histoire, d’une aventure humaine. C’est par exemple Galilée, effrayé de ce qu’il voit dans sa lunette astronomique, Claude Bernard surpris de ce qu’il découvre dans l’urine de ses lapins, Rousseau essayant de comprendre l’origine des inégalités entre les hommes, etc. Ceci ne résout d’ailleurs pas tout : la pédagogie n’est pas une science et la manière de faire participer les élèves à l’aventure des savoirs doit être réinventée à chaque fois. C’est pourquoi l’aventure n’est pas seulement pour celui qui apprend, elle est aussi pour celui qui enseigne et qui doit à chaque fois varier ses méthodes, inventer des moyens nouveaux pour mobiliser ses élèves, changer ses orientations en cas d’échec... L’aventure du savoir concerne donc en premier lieu les enseignants. Ce qu’il faut leur communiquer, c’est le désir d’explorer les différentes voies d’accès au savoir ; c’est une démarche de recherche, de découverte... Seule une formation professionnelle qui se donne explicitement pour objectif de susciter de tels comportements peut permettre d’imaginer des enseignants heureux et des élèves qui apprennent efficacement.
(Propos recueillis par Martine Fournier Entretien avec Philippe Meirieu Mis à jour le 09/11/2010)
Article complet : http://www.scienceshumaines.com/l-aventure-des-savoirs_fr_11859.html
Philippe Meirieu reconsidère le statut des savoirs dans le système éducatif. Il en conclut que les programmes d'enseignement devraient être fixés démocratiquement par l'ensemble de la sociét...
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