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Cours universitaires et travaux de recherche sur les questions d'apprentissage des jeunes et des adultes, science du développement humain, sciences du travail, altérités et inclusion, ressources documentaires, coaching et livres, créativités et voyages. Philippe Clauzard : MCF retraité (Université de La Réunion), auteur, analyste du travail et didacticien - Tous les contenus de ce blog sont sous licence Creative Commons.  

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TEXTE-SYNTHESE INEDIT 

Les tâches scolaires pilotent la classe, mais leur but est ailleurs

On peut considérer la tâche scolaire, qui donne corps à l'activité d'apprentissage de l'élève, comme le point central de l’articulation triangulaire entre les pôles enseignant, élève et savoir. Cette tâche scolaire est fonctionnelle. A partir d'objectifs d'apprentissage précis, elle permet une planification du cours, une anticipation des difficultés cognitives, un phasage de la séance qui peut s’effectuer de manière cohérente et hiérarchisée, un processus de négociation et de co-activité avec les élèves. En ce sens, la tâche scolaire constitue un instrument de pilotage de la classe. C'est aussi un espace intermédiaire entre les sujets et l'objet à enseigner : le savoir se construit réalise dans la tâche que l'élève effectue. La tâche se trouve également médiatrice entre le maître et l'élève : la tâche scolaire est un objet associé à une action qui permet à l'enseignant de connaître l'élève, de l'accompagner dans sa transformation, son appropriation de savoirs. La tâche scolaire est donc un moyen pour apprendre, à condition que soient réunies quelques conditions, dont l'une nous semble majeure, celle de secondarisation.

Car les tâches scolaires ne sont en fait que des tâches prétextes. Elles ne sont que le support à la transformation de soi, à une activité constructive d'apprentissage, une activité de développement des compétences et connaissances du sujet. Elles ne possèdent pas de but en soi. Leur raison d'être est à rechercher ailleurs.

Le processus de secondarisation est un attendu implicite du travail des élèves

Les interactions en classe reposent sur des tâches scolaires. En suivant l’analyse de Sensevy (2008), qui s’inspire lui-même de Brousseau (1998) et de Chevallard (1985), elles permettent les apprentissages selon le tryptique de définition, de dévolution et de régulation des activités scolaires, aboutissant à une institutionnalisation qui transforme l'objet enseigné en objet appris. Mais afin que cet objet soit conceptualisé, il convient que les élèves puissent s'en emparer en le pensant. Pour ce faire, un processus de secondarisation doit s'engager (Bautier, Goigoux, 2004).

Les élèves doivent considérer les objets scolaires qui sont des objets à apprendre comme des objets sur lesquels ils peuvent exercer des activités de pensée. De la sorte, les élèves doivent dépasser le côté conjoncturel de la tâche. Il convient, dès lors, de distinguer la tâche scolaire de sa signification, référée à l'objet d'enseignement. Les objets scolaires sont en effet des objets à interroger, des objets à penser. Si l'élève cherche à réussir la tâche sans s'interroger sur l'objet dont la tâche n’est que le support pour apprendre, la visée de secondarisation sera manquée. Et l'apprentissage improbable.

La plupart des enseignants n'explicitent pas cette exigence de secondarité (Bautier, Goigoux, 2004) qui suppose une réelle décontextualisation et l’adoption d'une finalité supérieure à dimension épistémique (Pastré, 2005). Leur attendu est implicite. Or beaucoup d'élèves ne comprennent pas cet implicite, c’est-à-dire le devoir de dépasser la réussite d'une tâche consistant à des identifications, des regroupements, des substitutions... pour former un concept, conceptualiser la notion dont il est question. L'exercice et sa réussite immédiate masquent l'enjeu essentiel, la raison même du travail scolaire: former un concept.

Les enseignants auraient à gagner à rendre transparent le nécessaire passage d'une logique du « réussir » à une logique du « comprendre », pour reprendre la distinction de Piaget entre Réussir et comprendre (1974). Deux dimensions qui ne se rejoignent pas nécessairement. Vraisemblablement, toute activité scolaire possède ce double niveau: le niveau de la tâche et le niveau de sa signification (l'objet à apprendre). C’est pourquoi la tâche n'a de sens qu'en fonction de l'objet d'apprentissage. Le concept de secondarisation est ainsi un réel organisateur de l'activité de tout enseignant: une spécificité de la profession enseignante.

Le glissement conceptuel est l’instanciation de la secondarisation dans l’étude de la langue : un observable dans les protocoles de séances de grammaire

Appliquée à l'étude de la langue, cette idée de secondarisation conduit à traiter la langue parlée ou écrite comme un objet à étudier. La langue à l'école n'est plus utilisée simplement comme un moyen de communication et d'expression, mais observée comme un objet qui a ses propres propriétés. Nous définissons notre concept de glissement conceptuel comme l'instanciation du concept de secondarisation appliqué au domaine de la grammaire. C’est une manière spécifique de mettre en œuvre la secondarisation bakhtinienne (Bakhtine, 1984) dans l’enseignement de la grammaire. Ou, pour se référer à Douady (1984), le « glissement conceptuel » permet de passer de la langue outil à la langue objet. Il est un passage d’un état à un autre dans la manière d’appréhender la langue, passage de son utilisation à la compréhension de son fonctionnement, avec l’identification de propriétés et de relations dans les objets langagiers. La métaphore du glissement ne doit pas nous induire en erreur, car l’image prête à ambiguïtés : au mieux, un patineur glisse sur la glace pour enchaîner ses figures ; au pire, un personnage en déséquilibre glisse sur un plan incliné, avant de tomber. Ici le glissement est très clairement envisagé comme un processus de changement de niveau, c’est un glissement vers le « haut » : du « réussir » au « comprendre », de la simple effectuation de la tâche à sa secondarisation. Le glissement est induit par le maître pour être effectué par les élèves. Le glissement dépend donc du rapport entre le questionnement du maître et les réponses des élèves : il exprime l’état des interactions et leurs contenus relativement à la langue grammaticale employée.

L’« épisode de glissement conceptuel » forme un échange verbal, entre enseignant et élèves, qui pose dans la médiation enseignante un acte de secondarisation, impliquant une décontextualisation vers un niveau supérieur pour conceptualiser progressivement. Le maître en est généralement l’instigateur, mais pas exclusivement. La fin de l'épisode permet d’observer les effets cognitifs atteints. Nous verrons plus loin comment on peut distinguer plusieurs catégories de glissements : notons pour l’instant que le glissement peut être institutionnalisant si la réponse attendue est donnée, remédiant si le maître de grammaire donne la réponse, ou instrumenté s’il doit faire appel à des procédures particulières d’étayage. D’un point de vue méthodologique, les épisodes de glissement peuvent être envisagés comme des unités fonctionnelles qui constituent les objets d’analyse de notre corpus.

Ainsi l’épisode de glissement conceptuel permet un pas de côté en direction d'une objectivation de la langue. Il situe pleinement les élèves dans le cadre d’un laboratoire d'investigation linguistique, d'étude de la langue. Il souligne un dépassement à tout référencement uniquement sémantique pour entrer dans la syntaxe de la langue ; on pourrait dire qu’il constitue un dépassement de l'outil mot pour construire un mot objet (cf Douady, 1984).

Le glissement conceptuel se repère par des changements d'état. Il y a en effet, à la lecture de nos corpus, des décrochements, des changements de dimensions. Une évolution apparaît dans l’analyse grammaticale : on observe un changement effectif de registre d’analyse et de définition de la langue, qui s’opère sur un axe d’appréhension de la langue qui va d’une dimension sémantique vers une dimension syntaxique, via des paliers thématique et morpho-syntaxique. Ce cheminement est propre à la spécificité de l’étude de la langue, qui exige un empan temporel large pour conceptualiser progressivement les faits langagiers. Il suppose la convocation d’un grain d’analyse langagière qui va se complexifiant avec le déroulement de la scolarité, sur des objets qui, eux- mêmes, voient croître leur complexité : du CP, qui s’attache à la forme des mots, au CE, qui s’intéresse à la valeur thématique des segments de la phrase, jusqu’au CM, qui focalise sur les relations entre les groupes de mots et leurs propriétés. On observe ainsi une marche qui va de la morphologie, en passant par la thématique, vers la syntaxe, qui prend corps sur des ensembles de phrases typiques ou atypiques, manipulées et analysées. C’est ainsi que les élèves apprennent progressivement à différer le sens afin de comprendre le fonctionnement de la phrase et, in fine, de la langue, pour mieux la contrôler en production comme en réception. La complexité de la langue conduit donc à des approches progressives : nous appelons glissements ces moments de dépassement du sens de la phrase pour appréhender sa mécanique interne.

Phrases problèmes, typiques ou atypiques, et phrases modèles

L’analyse de nos épisodes de glissement conceptuel tente d’élucider la manière de faire apprendre un contenu grammatical et les paliers de conceptualisation que cela engendre. Nous faisons l’hypothèse qu’il y a dans ce domaine un processus de conceptualisation progressive, hiérarchisée, avec des « concepts » ou « vérités » provisoires. Non seulement il y a des épisodes de glissement, mais ces derniers peuvent être très différents selon le caractère des conceptualisations mobilisées, car celles-ci peuvent s’avérer provisoires, inachevées. Les épisodes de glissement conceptuel forment ainsi comme des traces des détours conceptuels dans l'acte de médiation enseignante. Tous reposent sur un support phrastique. Mais, la plupart du temps, ils s’appuient au départ sur une phrase problème qui évolue vers ce que nous appelons une phrase modèle. Nous nommons phrase modèle un énoncé qui représente le terme d’un processus qui problématise un fait linguistique : la phrase modèle est en quelque sorte l’illustration, sur un exemple, d’une règle de grammaire qui, elle, est générale. Ainsi la problématisation grammaticale pose comme point de départ une phrase problème, qui représente la tâche assignée à l’élève et qui amène, in fine, à la constitution d’une phrase modèle de la règle grammaticale étudiée. Mais il faut ajouter un point : l’enseignant peut choisir comme phrase problème une phrase typique ou atypique, selon que la phrase support laisse apparaître assez clairement l’organisation grammaticale qu’elle a pour objet d’illustrer (phrase typique), ou selon qu’elle constitue une «exception», qui peut être référée à l’organisation grammaticale sous-jacente, mais au prix d’une interprétation qui peut parfois être laborieuse (phrase atypique). Nous définissons la phrase problème comme l’élément qui provoque la situation d’apprentissage grammatical, une problématisation d’un fait langagier lié à un concept linguistique et à une anticipation de la phrase modèle d’objet grammatical.

POUR CONCLURE : 

1/ Deux concepts organisateurs de l’activité enseignante : glissement et ajustement

Etudier la médiation grammaticale en école élémentaire conduit à retrouver les 4 gestes professionnels fondamentaux identifiés par Sensevy(2007): définition, dévolution, régulation, institutionnalisation et, d’autre part, à mettre en valeur ce qui donne sens et unité à l’enseignement de la grammaire par rapport à ces 4 gestes : le concept organisateur de glissement conceptuel, premier concept constituant la structure conceptuelle de l’apprentissage grammatical. Nous avons défini le glissement conceptuel comme le processus de secondarisation à l’œuvre dans l’enseignement de la grammaire : c’est pourquoi il donne sens aux 4 gestes professionnels.

A ses côtés, en référence à nos niveaux de grammaire, un deuxième concept organisateur est à retenir: c’est celui d’ajustement. Si le premier concept organisateur est en relation avec la topogénèse, ce second est lié à la chronogénèse. Les maîtres de grammaire doivent ajuster leur didactique, selon trois types de grammaire (de sensibilisation, implicite, explicite), qui correspondent à trois niveaux de classe. Ce qui signifie que l’on n’enseigne pas pareillement, ni les mêmes choses, ni avec la même complexité, selon les classes d’âge. La grammaire en école élémentaire nous apparaît comme un enseignement hiérarchisé : il y a un nécessaire ajustement - à faire par les enseignants - du type de grammaire au niveau de la classe. La distinction de Gombert (1990) entre méta et épi linguistique étaye notre hypothèse. Traiter la langue comme un objet introduit une métalangue (parler sur la langue). Cela peut se faire de façon implicite, non systématique, purement descriptive. Ou bien, au contraire, en cherchant à identifier explicitement la structure de la langue avec ses propriétés : on est alors dans le « méta » au sens strict. Cette distinction justifie à la fois notre hypothèse de plusieurs niveaux de grammaire (donc de métalangue), comme notre idée d’une circulation d’un « parler la langue » vers un « parler sur la langue », avec un passage d’une langue outil vers une langue objet (cf. Douady, 1984), avec glissement d’une dimension épilinguistique vers une dimension métalinguistique d’analyse de phrases.

Les concepts organisateurs de glissement et d’ajustement constituent le noyau de la structure conceptuelle de la situation, en se référant aux théories de la Didactique Professionnelle (Pastré, 2005), où identifier la structure conceptuelle de la situation (SCS) favorise l’observation des modèles opératifs des acteurs (à travers les stratégies qu’ils mobilisent). La SCS donne l’invariance qu’on retrouve chez tous les acteurs, dans toutes les classes de grammaire ; le modèle opératif décrit les ajustements personnels.

Il nous semble possible d’inférer que le « glissement conceptuel » est un geste professionnel capital au cœur d’une didactique maîtrisée et efficiente d’apprentissage grammatical. Le « glissement conceptuel » est un geste professionnel de secondarisation, essentiel dans la pratique enseignante car il est déclencheur d’apprentissage chez l’élève. Il permet de comprendre la nécessaire transformation de l’objet enseigné en objet appris.

Peut- être, pourrions-nous déterminer à l’avenir une généricité de ce « glissement conceptuel » dans d’autres domaines d’apprentissage. Cette transférabilité du concept nous amènerait alors à considérer le geste d’étayage au glissement conceptuel comme un geste professionnel caractéristique de la didactique, en général. Mais pour l’instant cela n’est qu’une hypothèse, ouvrant une nouvelle perspective.

2/ Le concept organisateur de glissement conceptuel mérite d’être pris en considération dans les formations d’enseignants

Cet organisateur mériterait d’être souligné en formation des enseignants de manière à ce qu’ils prennent conscience de son importance. Grâce à des débriefings, il conviendrait de permettre aux jeunes enseignants d’analyser la manière dont ils ont procédé à des glissements conceptuels. Comme le soulignent Goigoux et Bautier (2004), les enseignants sont très peu conscients de leurs pratiques de secondarisation. On pourrait leur permettre notamment d’identifier les épisodes de glissement conceptuel qu’ils ont produits, de les caractériser, d’évaluer leur pertinence dans les effets produits chez les apprenants.

Il s’agirait également d’interroger l’objet didactique dans toute sa complexité d’assimilation conceptuelle. L’enseignement de la grammaire interroge en termes de champ conceptuel, de théories pré-linguistiques et linguistiques et de transposition didactique. L’usage de théories pré-linguistiques ou linguistiques renvoie à un savoir savant qui n’est pas encore complètement stabilisé et qui peut rendre problématique la transposition didactique. Une analyse des glissements conceptuels opérés par les enseignants en termes de norme, de jeu et d’analyse permettrait de porter un autre regard sur le saut informationnel produit en prenant en compte les trois dimensions de l’objet « grammaire » que notre étude a pu révéler et qui mériterait d’autres développements. En effet, il n’existe pas de grammaire sans règles, pas de grammaire sans jeux de langage. Et pas de jeux de langage rendus possibles sans l’existence de contraintes, de règles. Ces deux conditions sont un préalable à toute analyse de la phrase. Une réflexion sur le jeu sur la langue pourrait être alors développée comme une condition pour parvenir à l’analyse du langage, en parallèle avec une étude de l’inventivité des démarches de découverte, d’observation et de manipulation, au regard de la présentation de situations concrètes d’apprentissage de la grammaire.

Enfin, il conviendrait au travers des glissements observés d’amener les enseignants à interroger leurs convictions et motivations, leurs conceptions de la grammaire, qui ne sont pas sans caractériser leurs ajustements personnels.

S’ouvrirait ainsi une réflexion sur la manière dont les enseignants se saisissent de la prescription sur l’enseignement de la grammaire, sur le sens de ce qu’ils font avec leurs élèves. Les enseignants seraient ainsi amenés à reconnaître le geste professionnel d’étayage que constitue le glissement conceptuel dans toute son épaisseur ; à comprendre que l'activité scolaire est spécifiée par la secondarisation, qui consiste à enrôler les élèves dans des tâches scolaires – non pour leur réussite – mais afin qu'ils développent une assimilation des objets à enseigner, dont les tâches ne sont que de simples supports, certes utiles pour comprendre, mais devant lesquelles les élèves ne doivent pas s’arrêter, et qu’il existe peut-être des moyens de clarifier cette articulation nécessaire (avec notamment des entretiens d’explicitation visant cette clarification).

En conclusion, la formation est une occasion pour réfléchir au passage de l’objet enseigné par le professeur à l’objet appris par l’élève : un implicite rarement explicité aux élèves et cause d’un certain nombre d’échecs.
Le phénomène de glissement conceptuel semble permettre de fonder un projet de formation en articulation avec les analyses d’activités concrètes des enseignants, selon les perspectives de la didactique professionnelle, qui cherche à faire apprendre une activité professionnelle avec une lecture et intelligence particulière de la situation de travail, la construction et la mobilisation de compétences à exercer dans des situations singulières.

DEFINITION DE L'EPISODE DE GLISSEMENT CONCEPTUEL:

un observable de secondarisation

(D'après l'article ci-dessous, publié dans la REVUE EDUCATION ET DIDACTIQUE  )

Nous définissons notre concept de glissement conceptuel comme l’instanciation du concept de secondarisation appliqué au domaine de la grammaire. Ce concept théorique, quand il est pragmatisé, c’est-à-dire quand il sert à orienter et guider l’action, devient le concept pragmatique de « glissement » : il s’agit de dépasser la matérialité de la tâche scolaire pour accéder aux concepts grammaticaux que cette tâche supporte.

29Sans glissement, que nous qualifions de conceptuel, la classe reste au niveau de la tâche, non de sa signification référée à l’objet de savoir. Les enseignements demeurent au niveau de la matérialité de l’exercice sans l’utilisation de toutes les opportunités d’opérer ces glissements qui permettent de passer de la langue outil à la langue objet (cf. Douady, 1986).

Le « glissement conceptuel » permet un pas de côté en direction d’une objectivation de la langue. Il situe pleinement les élèves dans le cadre d’un laboratoire d’investigation linguistique, d’étude de la langue. Il souligne un dépassement à tout référencement uniquement sémantique pour entrer dans la syntaxe de la langue ; un dépassement de l’outil « langue » pour construire une « langue » objet. Il est donc un passage d’un état à un autre dans la manière d’appréhender la langue, le passage de son utilisation à la compréhension de son fonctionnement, par l’analyse, avec l’identification des propriétés des concepts grammaticaux et des relations entretenues entre eux. Il s’effectue le glissement entre une connaissance « épi », non consciente et implicite, et une connaissance « méta », explicite et consciente.

Le concept de « glissement » suggère une circulation entre des niveaux d’analyse et des paliers de conceptualisations (de sémantique, textuel à morphosyntaxique) en vue d’une connaissance formelle de la langue. Cette abstraction de la langue est progressive, elle s’effectue à la mesure du possible de conceptualisation des élèves, leur zone de proche développement (Vygotski, 1997). Dans le meilleur des cas, il se produit une assimilation des propriétés des concepts grammaticaux et des relations entretenues entre eux, une modification de l’attitude vis-à-vis de sa langue face à laquelle il convient de devenir un observateur éclairé.

Suite de l'article paru dans Education et Didactique, ci-dessous

Texte en format pdf sur les glissements conceptuels

L'exemple de la carte de géographie Stéphane Bonnery a popularisé l’exemple emblématique d’Amidou, en cours de géographie de collège, lors d’une leçon de début d’année ou il s’agit d’apprendre à réaliser une carte en respectant un code de couleurs en fonction des reliefs – les plaines sont en vert et les montagnes en marron.
Pendant toute la séance, l’enseignante essaie d’attirer l’attention des élèves sur ce code, répète que « quand il y a plus de 1000 mètres, on utilise le marron le plus foncé » ou que « si c’est moins élevé c’est moins foncé » … Amidou lui, cherche à bien colorier, « à faire juste ». Il a, depuis le début de sa scolarité, développé une façon de faire que l’on observe souvent, notamment dans des classes d’établissements populaires : seul le résultat compte. Ainsi, comme d’autres élèves, il va harceler l’enseignante : « Madame, cette zone-là, c’est vert ? ». Quand l’enseignante répond : «mais non, je l’ai dit deux cents fois, c’est le marron le plus foncé parce que...», Amidou n’entend que le nom de la couleur et s’empresse de colorier, sans prêter plus d’attention aux explications. Amidou est là pour « faire le travail », c’est-à-dire appliquer des consignes. Il n’imagine pas que cette tâche vise des contenus de savoir : la notion de relief, le codage d’une carte. À l’inverse, pour l’enseignant - qui a été un bon élève – il est très compliqué de comprendre ce que les élèves ne comprennent pas, surtout quand le résultat est correct. Car, à la fin de la séance, Amidou a effectivement bien colorié sa carte. Mais il n’a pas compris pourquoi c’est exact.
Et ce n’est pas à la maison qu’il va mieux le comprendre, ni même pendant l’aide aux devoirs quand il révise pour l’interrogation prévue. Quand quelques jours plus tard, il doit colorier une carte différente – car pour vérifier que les élèves ont bien compris l’enseignante ne donne pas la même carte que celle réalisée en classe – Amidou ne sait pas faire ... Il est même scandalisé : « C’est pas juste, c’est pas la carte qu’il fallait apprendre ! ». Et, quand le chercheur lui demande comment ont fait ceux qui ont réussi, il répond : « Je me demande bien qui leur a dit que ce ne serait pas la même carte le jour du contrôle…»
S. Bonnery, Comprendre l'échec scolaire. Elèves en difficultés et dispositifs pédagogiques, La Dispute,
coll. « L'enjeu scolaire », 2007, 214p.

Document source

Cet exemple illustre la difficulté, voire l'impossibilité de construire en objet second ce qu'il est demandé en classe. On voit l'impossibilité de secondariser et d'adopter une posture réflexive pour Amidou. Est-on à l'école pour réfléchir ?

Amidou demeure fixé dans la matérialité du faire au mieux des activités exigées par l'enseignante. Mais il n'imagine pas que derrière la tâche scolaire, il existe un savoir à comprendre et prendre avec soi. La tâche scolaire n'est que prétexte et il semble bien manquer un dispositif qui le conduirait à "penser son faire".

La fiche explicative de Stéphane Bonnery

Concevoir des rituels scolaires pour l'entraînement à la secondarisation (conscientisation des savoirs) et métacognition (conscientisation des conduites cognitives pour apprendre) via des débats autour des journaux d'apprentissage des élèves, le discours d'explicitation, l'atelier philosophique... semblerait un dispositif majeur pour éviter du semblant d'apprentissage, des illusions d'apprentissage, du gâchis sur les bancs de classe.

Toute la question est comment passer d'une représentation préscientifique au concept scientifique ?

Chaque apprenant possède toujours une vision personnelle, une certaine idée, une représentation personnelle sur ce qu'il doit apprendre, sur les notions qui lui seront enseignées. Il sait déjà quelque chose que l'on peut qualifier de préscientifique et en relation avec des préjugés, des stéréotypes, des idées véhiculées de diverses manières.

Ces représentations préscientifiques sont des ilots de connaissance, sans liens cohérents entre elles. Elles sont très liées à la subjectivité de l'individu et résistent au changement. Elles sont faites d'images mentales. Elles sont souvent la traduction en termes très généraux d'une perception partielle de la réalité.

Selon la qualité de la perception partielle, on peut distinguer :

1 - les représentations essentiellement descriptives, visibles du phénomène observé, sans chercher à lier certains éléments, ni fournir une explication. Il est fait des constations. La représentation est ainsi une collection d'images partielles sur un phénomène, soulignant des qualités, des originalités... sans plus.

2 - les représentations instrumentales: il est fait référence à des opérations, à des instruments que l'individu a manipulé ou dont il  a été témoin de la manipulation. Il décrit des rapports entre ces opérations, des fonctions jouées par les instruments.

3 - les représentations pseudo-rationnelles : l'individu cherche à s'expliquer les processus sous-jacents aux phénomènes écrits ou observés, par l'utilisation de variables, la recherche d'interactions causales entre ces variables. Ces représentations sont proches de l'explication scientifique sans pour autant être valides. 

Comment définir le concept scientifique ?

Le concept scientifique est l'unité de base de la connaissance scientifique. Le concept scientifique fait passer d'une logique fondée sur les attributs et les qualités (ex: un corps tombe parce qu'il est trop lourd) à une logique des relations et des rapports (le corps tombe parce qu'il est soumis à un ensemble de forces). Le concept scientifique dépasse la perception partielle du phénomènes au moyen de l'analyse, de la discrimination et de la généralisation. Les concepts scientifiques ne sont pas des îlots de connaissance : ils sont reliés entre eux selon des liens logiques. Ils constituent des corps de concepts, des champs conceptuels, des systèmes dans lesquels tout nouveau concept vient s'insérer. Ce qui facilite la compréhension et l'assimilation d'un savoir nouveau.  Les corps de concepts offrent une structure, un réseau de relations structurées économisant la pensée et du coup l'apprentissage. 

Comment passer de la représentation au concept ?

 

- repérer les représentations des apprenants (sans porter de jugements sur les erreurs relevées) afin de saisir les empêchements d'apprendre, les résistances à un nouveau savoir, les difficultés... de manière à construire un processus didactique pour dénouer les noeuds d'apprentissage, faciliter les assimilations nouvelles...

- présenter les concepts et montrer les applications pratiques de façon expositive ou en faisant appel à des méthodes pédagogiques actives (démarches de résolution de problème)

- faites utiliser le nouveau concept afin que les apprenants se l'emparent, se l'expliquent aux autres (et à eux-mêmes), afin de développer un processus de pensée rendant à même d'utiliser le concept et de le dépasser...

- revenez au point de départ en faisant émerger les représentations après cours, sous forme de débriefing oral ou écrit, d'évaluation afin d'observer si les représentations initiales ont été modifiées comme attendu... par le formateur.

D'après "la boîte à outils du formateur", de Dominique Beau, Eyrolles

ILLUSTRATION DU GLISSEMENT CONCEPTUEL

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