Complément d'UE4-2 : La pratique réflexive chez les enseignants
EXTRAIT DU LIVRE DE PHILIPPE PERRENOUD : " DEVELOPPER LA PRATIQUE REFLEXIVE DANS LE METIER D'ENSEIGNANT - ESF EDITIONS 2001
• Selon Philippe Perrenoud, la question de professionnalisation en milieu enseignant est une expression ambiguë parce qu’elle pourrait laisser entendre qu'il s'agit de faire enfin accéder l'activité d'enseignant au statut de métier alors que cette évolution est accomplie depuis le 19e siècle. En fait, cette expression tient plutôt à un recentrage de la formation : dans un premier temps la formation s'est centrée essentiellement sur la maîtrise des savoirs à enseigner, seulement depuis peu qu’on accorde inégalement selon le niveau d'enseignement une certaine importance à la maîtrise théorique et pratique des processus d'enseignement et d'apprentissage. La professionnalisation du métier d'enseignant pourrait s'entendre comme une forte accentuation de la part professionnellement pragmatique (qui ne va pas pour autant sans théorie de l'activité et de la tâche).
• La formation des enseignants est censée aller au-delà de la simple maîtrise des contenus enseignés. Un professionnel de l’enseignement apprentissage est censé désormais réunir les compétences du concepteur et d’exécutant/animateur de la formation. Il identifie le problème, le pose et imagine, met en œuvre une solution. Il assure ensuite le suivi. Il ne connaît pas d'avance la solution des problèmes qui se présenteront dans sa pratique. Il doit chaque fois la construire sur le vif, parfois dans le stress et sans disposer de toutes les données nécessaires à une décision éclairée et non contestable. Cela ne peut donc pas s'entendre sans des savoirs savants, sans des savoirs experts, sans des savoirs d'expérience.
• Le professionnel ne passe pas son temps à tout réinventer. Il tient compte des théories, des méthodes avérées, de la jurisprudence, de l'expérience, et d'un certain art de faire qui traverse le collectif professionnel auquel il appartient. Clôt appelle cela le genre.
En dépit de ses nombreuses ressources professionnelles, les situations complexes apparaissent toujours pour le professionnel comme singulières. Elles exigent une démarche de résolution de problèmes, une forme d'invention, plutôt que l'application d'un répertoire de recettes toutes prêtes
• Jobert explique que la compétence professionnelle peut se concevoir comme la capacité de gérer l'écart entre travail prescrit et travail réel. Cet écart varie selon les métiers.
• La formation au métier insiste sur l'apprentissage de règles de métier (cf. Meard et Bertone) et leur respect d'une part, et d'autre part sur la construction de l'autonomie et du jugement professionnel pertinent en situation de travail (cf. Pastré et le jugement pragmatique). Même dans les emplois les moins qualifiés un minimum d'autonomie dans le travail est une condition de fonctionnement de la production. Elle permet de faire face aux limites du travail prescrit, afin de rendre la tâche supportable, mais aussi de mieux l'accomplir lorsque les prescriptions sont défaillantes ou insuffisantes en regard des conditions de travail. Dans le cas de prescriptions faibles, l’intelligence au travail du praticien se développe: il comble les lacunes, il invente des astuces ou des procédures.
• Perrenoud nous explique que dans les métiers de l'humain, la part du prescriptible est plus faible que dans les métiers techniques. Cela exige des praticiens à niveau globalement assez élevé de qualification. Les employeurs ont le choix entre deux stratégies du coup : soit limiter au maximum l'autonomie des praticiens et investir dans des prescriptions de plus en plus fines, des procédures très standardisées avec des appuis logiciels forts, soit faire confiance largement au praticien en élevant au besoin leur niveau de compétences de sorte qu'ils soient dignes de la confiance et aptes à la réélaboration de leur activité de travail dans des situations complexes. Cette seconde attitude des prescripteurs est au cœur du concept de professionnalisation qui consiste à former des gens assez compétents pour savoir ce qu'ils ont à faire dans des situations de travail critique, une situation problématique. Ou être tenus par de simples règles, des directives. Des modèles peuvent ne pas suffire ou se révèlent inadaptés pour la performance au travail.
• L'autonomie et la responsabilité d'un professionnel qui forment la professionnalisation ne vont pas sans une forte capacité de réfléchir dans et sur son action. Cette capacité est au cœur du développement permanent, elle permet de donner sens à l'expérience professionnelle qui s'accumule au fil du temps, elle convoque les savoirs dits d'action.
C'est ainsi que la figure du praticien réflexif est au cœur de la professionnalisation, considérée sous l'angle de l'expertise et de l'intelligence au travail, pour reprendre les termes de Philippe Perrenoud. S'il arrive à chacun de réfléchir au travail, dans l'action et sur l'action de son travail, Il faut cependant distinguer la posture réflexive du professionnel d'une réflexion épisodique de chacun sur ce qu'il fait. Une véritable pratique réflexive exige que cette posture devienne quasi permanente. Elle doit complètement s'inscrire dans un rapport analytique à l'action qui devient relativement indépendante des obstacles rencontrés ou des déceptions. La pratique réflexive doit en définitive s'inscrire dans l'identité du professionnel, être une posture habituelle. Elle doit devenir automatique. Elle ne se mesure non au discours ou à des intentions, mais aux conséquences d'une réflexion dans l'exercice quotidien du métier en situation de crise, en situation critique où l'on peut apprécier la qualité et la pertinence d'une réflexivité sur l’action.
• Les sciences sociales et humaines ont insisté sur la dimension réflexive de l'acteur, voire des groupes et des organisations. L'Américain Schon n'a en quelque sorte que revitalisé et conceptualisé plus explicitement la figure du praticien réflexif en proposant dès 1978, une véritable épistémologie de la pratique, de la réflexion et de la connaissance dans l'action.
• En France, on a tendance à préférer d'autres mots-clés comme base de connaissances, savoir d'action, Ergonomie cognitive, entretiens d'explicitation, Expertise, Métacognition, Analyse de pratique du travail, Développement de compétences. Philippe Perrenoud préfère considérer l'idée de praticien réflexif comme un paradigme intégrateur et ouvert. Certains ont souligné que le concept de réflexion dans l'action est relativement vide de contenu; d'autres y voient au contraire une ouverture transversale et interdisciplinaire. La perspective comparative de Schon met en évidence des mécanismes communs et développe des concepts qui trouvent une résonance dans divers champs professionnels, car il est assez souvent métaphorique comme avec "conversation réflexive avec une situation" qui définit l'idée du praticien qui réfléchit sur et dans son action.
• Pourtant pour entrer dans une logique de formation professionnelle, il convient de prendre en compte la spécificité de chaque métier et de s'interroger sur comment peut se décliner à l'intérieur de la spécificité disciplinaire le paradigme réflexif.
Rappelons que Schön développa dans les années 1070-1980 la notion du praticien réflexif pour combattre l’illusion encore dominante que la science offrait une base de connaissances suffisante pour une action rationnelle. Depuis nous avons compris qu'une importante proportion des problèmes rencontrés dans le quotidien professionnel ne figure pas dans les répertoires des livres savants. Et qui ne peuvent être résolus uniquement avec des savoirs théoriques et procéduraux enseignés, la référence au praticien réflexif s'oppose donc au tout scientisme, et se présente comme une forme de réalisme et d'humilité
• Le savoir académique né de la recherche est absolument nécessaire, mais certainement pas suffisant pour traiter de toutes les situations du travail. Il existe des savoir-faire, des fonctionnements mentaux particuliers mobilisés face à des situations complexes.
• Cela étant le métier d'enseignant n'a pas suivi le même itinéraire que d'autres professions, il n'a pas été atteint par le fantasme d'une pratique scientifique comme cela a pu se jouer dans la formation des ingénieurs, des médecins ou même des managers. Dans certains métiers, le principe du praticien réflexif est une forme de réhabilitation de l'intuition et de l'intelligence pratique au cœur de la compétence professionnelle. `
• Dans les métiers de l'éducation, le praticien réflexif est plutôt l'emblème de l'accession à un statut de profession de plein droit pour l'enseignant, le moteur même pour valoriser un savoir-faire, un savoir enseigner qui ne relèvent pas d'une attitude innée comme certains ont voulu le faire croire. C'est rendre aux enseignants le métier, la profession.
• L'enjeu est de développer des formations articulant rationalité scientifique et pratique réflexive, autrement dit articulant les savoirs issus de l'amphithéâtre et les savoirs issus du terrain. Philippe Perrenoud esquisse une formation professionnelle des enseignants qui admet ne pas faire un peu de tout, mais opérer des choix, qui définit des priorités du point de vue du débutant et de son évolution souhaitable, qui se fonde sur une analyse des situations professionnelles les plus courantes et problématiques en début de carrière, qui n'ignore pas l'angoisse et le peu d'expérience des étudiants conduisant à dramatiser certains problèmes et en sous-estimer d'autres (cf. la plateforme NeoPassAction).
On pourrait articuler des objectifs ambitieux et la prise en compte de la réalité. En ce sens, afin de développer d'emblée le savoir analyser, Altet (1994) propose de construire parallèlement des savoirs didactiques et transversaux assez riches et pointus pour armer le regard et la réflexion sur la réalité.
• Dès la formation initiale, une pratique réflexive doit être entraînée. Former de bons enseignants débutants, c'est former d'emblée des gens capables d'évoluer, d'apprendre des situations de travail et de leur expérience, de réfléchir à l'écart sur ce qu'il voulait faire, ce qu'ils ont fait réellement, sur ce que cela a donné et comment cela pourrait se refaire si c’était à refaire.
• La formation initiale doit ainsi préparer le futur enseignant à réfléchir sur sa pratique, thématiser, modéliser exercer une capacité d'observation, d'analyse, de métacognition et de métacommunication . L'enjeu est de donner à la fois des attitudes, des habitudes, des méthodes, des postures réflexives. En créant des lieux d'analyse de la pratique et du travail, de dialogue entre des apports disciplinaires et leur mise en œuvre dans la classe, une conversation entre le savoir à enseigner et le savoir enseigner.
• La notion de praticien réflexif n'est pas aussi limpide qu'elle peut le paraître. En effet, il est évident qu'un être humain pense assez souvent à ce qu'il fait, avant de le faire, en le faisant et après l'avoir fait. Pour autant peut-on le qualifier de praticien réflexif ? D'autant que par certains égards, on peut dire que l'on pense comme on respire. Si l'on entend penser à quelque chose, avoir une activité mentale quelconque.
• Dans de nombreux contextes les deux mots penser et réfléchir paraissent interchangeables. Pour les différencier, on peut dire que réfléchir indique une certaine distance. Le Robert définit ce verbe à double sens de la manière suivante : renvoyer par réflexion dans une direction différente ou dans la direction d'origine.
• Faire usage de la réflexion, penser, calculer, chercher, cogiter, se concentrer, délibérer, méditer, observer, se recueillir, rentrer en soi- même, se replier, ruminer, songer. C'est un sens figuré par rapport au premier qui conduit à penser la réflexion comme un retour de la pensée sur elle-même, se réfléchir sur soi, se recueillir.
La métaphore du miroir est très puissante pour faire comprendre le concept de réflexion. Elle est très présente dans le concept d'abstraction réfléchissante, tel que Piaget l'a défini en 1977 : la pensée se prend elle-même pour objet et construit des structures logiques à partir de ses propres opérations.
Même dans un sens plus commun, l'acte de réfléchir suppose une certaine extériorité, donc un minimum de distance face aux urgences de l'action fait remarquer Philippe Perrenoud.
• En sciences humaines, la distinction entre penser et réfléchir n'est pas tranchée. Il n'y a pas d'articulation évidente entre la pensée la plus proche de l'action, celle qui la guide et la réflexion plus distanciée. Plutôt que d'opposer pensée et réflexion, le courant développé par Schon distingue plutôt la réflexion dans l'action et la réflexion sur l'action.
• Il n'y a pas d'action complexe sans réflexion en cours de processus. La pratique réflexive peut s'entendre comme la réflexion sur la situation, les objectifs, les moyens, l’état des lieux, les opérations engagées, les résultats provisoires, l'évolution prévisible du système d'action. Réfléchir en cours d'action consiste à se demander ce qui se passe ou va se passer, ce qu'on peut faire, ce qu'il faut faire, quelle est la meilleure tactique, quels détours efficients, quelles précautions il convient de prendre, quels sont les risques encourus...
• Réfléchir sur l'action est autre chose. C'est prendre sa propre action comme un objet de réflexion, soit pour la comparer à un modèle restrictif c'est-à-dire à ce qu'on aurait pu ou dû faire d'autres, ou bien à ce qu'un autre praticien aurait fait, soit pour l'expliquer ou en faire la critique. Réfléchir dans l'après-coup, après l'action, a pour objectif de comprendre, apprendre, intégrer ce qui s'est passé. Réfléchir ne se limite pas alors à une évocation, mais passe par une critique, une analyse, une mise en relation. On convoque des règles, des théories.
• La réflexion dans l'action amorce souvent une réflexion sur l'action nous explique Philippe Perrenoud car elle met en réserve des questions impossibles à traiter sur le vif. Mais auxquelles le praticien se promet de revenir à tête reposée.
• La réflexion sur l'action permet d'anticiper et prépare le praticien souvent à son insu, à réfléchir plus vite dans l'action et à envisager davantage d'hypothèses, tout un monde virtuel nous explique Schon.
• Dans le feu de l'action pédagogique, il reste peu de temps pour méditer. On réfléchit surtout au pilotage du pas suivant, à la décision de la marche à suivre. Vais-je interrompre ou non un bavardage, vais-je expliquer telle notion de telle manière au regard de la réaction présente aux élèves, vais-je entamer ou non un nouveau chapitre avant la fin de l'heure ... ?
• C'est un ensemble de microdécisions qui mobilisent une forte activité mentale. L'activité décisionnelle paraît souvent pré réfléchi dans des formes routinières de l'activité, à la limite de la conscience. On pense, mais on n’a pas conscience de penser.
• Parfois il y a bien du doute. On balance entre deux possibilités, entre des choses contradictoires. Lorsqu’on ne sait pas trop comment continuer la classe, il se peut que s'amorce une réflexion dans le vif de l'action quand bien même le flux des événements ne s'interrompt pas et interdit un véritable arrêt de l'agir. Ne pas intervenir est aussi une décision, une autre façon d'agir dans la mesure où cette attitude pèsera tout autant sur le cours des événements.
• Ne rien décider n'empêche pas la situation d'évoluer d'une manière éventuellement critique. La réflexion dans l'action se caractérise donc par sa rapidité. Elle dit un processus de décision sans offrir la possibilité de prendre des avis externes ou de demander un "temps mort". On peut prendre la décision de ne pas intervenir immédiatement pour se laisser le temps de réfléchir plus tranquillement c’est différer la décision, si par exemple l'enseignant sent qu'agir trop vite serait maladroit ou bien qu'il est sous l'empire d'une émotion qui lui fait manquer la juste appréciation des événements et peut l'amener à de mauvaises décisions. En classe, des comportements deviennent problématiques, car ils sont répétitifs (bavardage, arrivée tardive, agressivité, impertinence, manque de motivation...) La décision ne porte pas sur une situation singulière, mais sur une série de situations semblables : cela laisse le temps de se faire une opinion et d'envisager diverses stratégies. Une grande partie de réflexion dans l'action permet de décider si l'on doit agir immédiatement ou si on doit différer. Afin de se donner le temps de réfléchir davantage
Avec la réflexion hors du feu de l'action, le professeur réfléchit à ce qui s'est passé, à ce qu'il a fait ou essayé de faire, à ce que son action a donné. Il réfléchit aussi pour savoir comment continuer, comment reprendre, comment affronter un problème, comment répondre à une demande précise d'un élève ou d'un groupe d'élèves. La réflexion hors du feu de l'action est souvent à la fois rétrospective et prospective. Elle relie à la fois le passé et l'avenir. Surtout lorsque le praticien est engagé dans une activité qui s'étale sur plusieurs jours ou plusieurs semaines.
• La réflexion est à dominante rétrospective lorsqu'elle survient à l'issue d'une activité ou d'une interaction voire dans un moment d'accalmie. Sa fonction principale est de dresser un bilan, de comprendre qui a fonctionné ou non, de préparer à la prochaine intervention. La réflexion après l'action peut capitaliser de l'expérience, la transformer en savoirs de l'action qui sont susceptibles d'être investis dans d'autres circonstances.
• La réflexion est à dominante prospective lorsqu'elle survient au moment de la planification d'une activité nouvelle ou de l'anticipation d'un événement, d'un problème inédit pour l'enseignant. Par exemple accueillir dans sa classe un enfant migrant en cours d'année.
• À l'école, la réflexion en dehors du feu de l'action peut se développer entre deux cours, durant la pause du midi ou à la fin d'une journée d'école. La réflexion sur ce qui s'est passé en classe préoccupe l'enseignant. La réflexion sur l'action se renouvelle constamment au fil de l'actualité de la classe. Les interactions et les incidents critiques scolaires sont à la fois importants et éphémères, chaque jour de nouveaux éléments apparaissent. Et les événements les plus récents recouvrent constamment les plus anciens.