Sélection livres : Former les enseignants & Apprendre en jouant, Prendre le risque d'enseigner
Le sous-titre de l’ouvrage éclaire immédiatement le propos. Face à une formation initiale jugée en France trop brève et théorique et à une formation continue parcellaire et aléatoire, Luc Ria se positionne « pour un développement professionnel fondé sur les pratiques de classe ». Tout est dit : la continuité du processus, la position centrale de l’enseignant, enfin la nécessité de partir des questions que le professeur se pose sur sa propre pratique de classe.
Quatre grandes parties sont proposées, qui vont du simple au complexe : observer l’activité enseignante, analyser le développement professionnel des professeurs, étudier les collectifs enseignants, enfin s’interroger sur le moyen d’accompagner individus et collectifs enseignants dans leur évolution.
Tout commence donc par l’observation d’une séance de cours – ou d’un moment critique de celle-ci, par exemple l’entrée en classe et la mise au travail des élèves si cette phase pose problème. Une captation vidéo – lorsqu’elle est possible – permet de revoir la séance et d’identifier des éléments objectifs tels que le comportement de l’enseignant et son effet sur les élèves. La vidéo est complétée par les commentaires de l’enseignant filmé, seul, à même de dire ce qu’il visait, ses doutes, ses choix, son ressenti, ses compromis durant le cours. La vidéo peut porter sur le cours d’un enseignant inconnu, d’un collègue de l’établissement ou le sien propre. L’analyse peut être individuelle ou collective. Deux grilles d’observation sont proposées, l’une sur l’enseignement, l’autre sur les apprentissages ; elles permettent de comparer et de comprendre. La multiplicité des points de vue (enseignant débutant, expérimenté, élèves, chercheurs) participe aussi à l’analyse des situations. Bien entendu, pour rendre possible ce type d’échanges, une charte éthique s’impose et des étapes préalables de mise en confiance sont souvent nécessaires.
La deuxième partie du livre considère le développement professionnel des enseignants dans la durée ; l’auteur insiste sur la fragilité de leur construction professionnelle lorsqu’ils entrent dans le métier. L’accompagnement en début de carrière, centré sur les problèmes pratiques rencontrés, est donc indispensable et crucial. À ce moment, l’exemple d’une activité experte, celle d’un formateur, est rarement une réponse adaptée au professeur novice ; il lui est plus utile d’observer ses pairs ou ex-pairs et de comprendre ce qui est porteur ou non dans leur pratique et dans la sienne. Une activité qui réussit et qui semble possible à mener hic et nunc peut aussi être source d’encouragement. Dans la durée, le développement professionnel sera plus cyclique que linéaire et présentera des temps de maturation, des replis, des ruptures... sans fin. Le professeur le plus expérimenté trouvera toujours des raisons de faire évoluer sa pratique !
L’auteur s’intéresse ensuite aux collectifs d’enseignants et aux potentialités d’apprentissage que porte le travail commun mené dans l’établissement scolaire, sur le modèle du workplace learning (apprendre à travailler sur le lieu de travail). Ces collectifs commencent souvent par une phase informelle d’échanges peu structurés et ponctuels (mise au point d’un devoir commun par exemple), puis ils peuvent monter en puissance et en efficacité jusqu’à devenir une véritable communauté apprenante. Il y faut toutefois plusieurs conditions : la stabilité d’une équipe qui partage la même éthique professionnelle ; le soutien institutionnel qui permet d’aménager des lieux et des temps favorables aux échanges ; la capacité de faire du lien, de le maintenir et de capitaliser dans la durée ; un questionnement partagé sur les valeurs et finalités de l’école visant la recherche de solutions locales pour résoudre les problèmes.
6 Enfin se pose la question du « comment ? » Si le développement professionnel individuel et collectif, fondé sur les pratiques de classe, doit être l’avenir, comment l’accompagner ? Il faut des outils : diverses formes d’analyse de pratiques ; la captation vidéo bien entendu avec ses diverses modalités d’utilisation en « vidéoformation ». Il faut aussi des dispositifs facilitateurs, la formation sur site étant privilégiée lorsqu’elle s’intègre à la vie de l’établissement et au rythme de l’année scolaire. Il faut surtout une nouvelle professionnalité de l’encadrement, chargé d’impulser, de faciliter, de piloter, d’accompagner. Et cette équipe intercatégorielle doit agir dans une cohésion tant conceptuelle qu’organisationnelle. Tout cela reste à construire aujourd’hui.
Dans chaque partie de cet ouvrage, l’auteur associe systématiquement des références théoriques issues de la recherche (en éducation mais pas uniquement), des expériences notables menées à l’étranger et une importante collection d’études de cas décrites avec précision. En effet, sur les dix dernières années, une expérimentation de vidéoformation a engagé des chercheurs dans des collèges et des réseaux d’éducation prioritaire de plusieurs académies (Créteil, Paris, Lyon). Dans l’académie de Versailles, un projet d’ampleur, initié par le recteur et confié à une équipe de recherche, mobilise depuis deux ans enseignants, personnels d’éducation et de direction, formateurs, inspecteurs pour une refonte en profondeur des modalités de formation. La matière du livre est donc foisonnante. Elle concerne un large lectorat. Les formateurs, en place ou en devenir, constituent sans doute la cible principale.
Au fil du livre, nous ne cessons de changer d’échelle : l’instantané de la classe, la durée du développement professionnel d’un professeur ou d’un collectif enseignant, le temps de la recherche, les initiatives de pays étrangers... Tout cela pourrait perdre le lecteur. Il n’en est rien : un plan très clair, une brève liste des idées à retenir en fin de chapitre, une synthèse concluant chacune des quatre parties, voilà beaucoup de pédagogie !
Ce « développement professionnel des enseignants fondé sur les pratiques de classe » suppose une inflexion de la professionnalité des autres acteurs : les formateurs, en tant que praticiens de la formation, les personnels de direction et d’inspection, en tant qu’organisateurs et facilitateurs de cette formation. Leur engagement conjoint est indispensable pour que le rêve – une réflexion individuelle et collective en prise directe avec les apprentissages des élèves – devienne réalité.
Ce n’est pas gagné ! Mais voilà un ouvrage qui ouvre une voie et donne envie de s’y engager.
Critique de ANNE-MARIE BARDI ,
Revue internationale d’éducation de Sèvres 85 | Décembre 2020
Apprend on mieux en jouant ? Est-ce une activité nouvelle en éducation ? Le jeu motive t-il toujours les élèves ? L'intelligence artificielle va t-elle remplacer les enseignants ? Autant de mythes qui sont expertisés par Eric Sanchez (Université de Fribourg) et Margarida Romero (Université de la Côte d'Azur) dans un petit livre (Apprendre en jouant, éditions Retz). Ils examinent 9 mythes sur le jeu en éducation en les confrontant aux réalités de la recherche. Ce faisant, ils proposent une réflexion pointue sur le jeu éducatif et, exemples de jeu à l'appui, forment les enseignants à l'utilisation raisonnée du jeu en classe. Eric Sanchez fait un point sur quelques enseignements du livre.
On observe un grand intérêt pour le jeu chez les éducateurs aujourd'hui. D'où vient-il ?
Il y a d'abord le fait que le jeu entre dans les recettes miracles. On a des problèmes pédagogiques et du mal à les résoudre. Et on se dit que le jeu peut peut-être être une recette miracle car on a vécu une situation où ça avait marché. Et puis on est dans une époque de meilleure acceptabilité du jeu dans notre société. Après des siècles où le jeu était repoussé par la tradition catholique hostile au plaisir et au hasard, le culture ludique se développe. Tout le monde joue plus ou moins, d'autant qu'il y a une plus grande diversité des jeux.
Dans le livre vous montrez que le jeu est très ancien. Mais aujourd'hui on a des jeux numériques qui n'existaient pas avant. Est-ce que cela ne change pas tout ? Ne vivons nous pas une nouvelle étape ?
Une exposition au musée gallo romain de Lyon montre que les jeux de cette époque existent toujours. Le numérique donne des possibilités totalement nouvelles en terme de game play, d'accès, de forme de jeu. Les formes ludiques ont changé. Mais les mécaniques ludiques sont restées les mêmes : la compétition, le hasard... Le numérique conduit à une expansion des jeux. Il fait du jeu un vrai secteur culturel en plein développement. Pour autant peut-on parler de jeux nouveaux ? Il y a une autre nouveauté : les enseignants, avec les escape games par exemple, ont la possibilité de créer leurs jeux pour leur classe ce qui n'était pas possible avant.
S'il y a un grand intérêt pour le jeu, il y a aussi de grandes déceptions. Le jeu a t-il toujours un effet positif sur les apprentissages ?
Je ne suis pas sur. D'abord le jeu crée de l'addiction. C'est un problème important qui touche 5% des joueurs. Il attire l'attention des élèves qui passent trop de temps en jouant aux dépens d'autre chose. Il entre en compétition avec l'éducation.
On peut dire que les effets positifs du jeu sont difficiles à mesurer. C'est une erreur de croire qu'on n'apprend simplement en jouant. On n'apprend vraiment que si un éducateur aide à formaliser les savoirs tirés du jeu.
Par exemple, on peut jouer à Simcity sans rien comprendre à l'aménagement urbain. Les concepts n'émergent pas tout seuls du jeu. C'est au professeur de les mobiliser. On apprend en fait en réfléchissant sur le jeu lors du debriefing réalisé avec le professeur. C'est le moment important du jeu même si on constate que souvent il est mal fait.
En jouant on n'apprend que les règles du jeu ?
Non. Si on joue à un jeu bien fait qui contient des concepts, avec le debriefing on apprend des choses. Le jeu est un expérience. Un bon exemple est le jeu Telomere, un jeu contre le tabagisme, où les élèves vivent des situations où ils mobilisent des compétences psychosociales. Ensuite l'animateur les aide à réfléchir sur cette expérience. Les élèves peuvent se baser sur cette expérience vécue pour en faire des concepts et penser leur vie.
On a l'impression que l'intelligence artificielle (IA) va modifier cela et permettra d'apprendre en jouant. Au point de rendre le professeur inutile. Qu'en pensez vous ?
Je ne lis pas l'avenir mais on ne verra pas cela avant quelques centaines d'années ! Il y a beaucoup de fantasmes autour de l'intelligence artificielle. D'ailleurs est ce intéressant de remplacer le professeur et son intelligence naturelle par une intelligence artificielle ? L'intelligence artificielle va donner à l'enseignant des outils qui vont l'aider à prendre de bonnes décisions. Il aura par exemple des informations sur les difficultés des élèves. L'IA sera juste une prothèse de l'enseignant comme peut l'être un vélo pour avancer plus vite. L'IA nous aidera aussi à analyser des données éducatives.
Dans ce livre, vous citez de nombreux jeux. Lequel vous a le plus impressionné ?
Les jeux qui m'impressionnent sont ceux où on a réussi à créer une métaphore de la situation qu'on veut enseigner. Par exemple le jeu Geome sur l'anthropocène, un concept difficile à comprendre. On a réussi à faire un jeu où au départ les élèves perdent car il jouent le rôle d'un chasseur. Ils s'en rendent compte et réfléchissent à changer leur pratique. Ils passent d'une position où ils sont à l'extérieur de la nature à une autre où ils sont à l'intérieur pour comprendre la nature. Il y a là une métaphore vécue par les élèves. Les connaissances sont liées à cette expérience. La connaissance s'incarne dans l'expérience.
Propos recueillis par François Jarraud
Eric Sanchez et Margarida Romero, Apprendre en jouant, collection Mythes et réalités, Retz, ISBN 978-2-7256-3955-0. 9 € . Ouvrage disponible le 9 octobre.
Eric Sanchez : Apprendre en jouant
Apprend on mieux en jouant ? Est-ce une activité nouvelle en éducation ? Le jeu motive t-il toujours les élèves ? L'intelligence artificielle va t-elle remplacer les enseignants ? Autant de myt...
http://www.cafepedagogique.net/LEXPRESSO/Pages/2020/09/25092020Article637366162934016497.aspx
Source et article complet, site du Café Pédagogique
Tout travail sur l’humain a toujours à faire avec la souffrance psychique des sujets. Claudine Blanchard-Laville explore dans ses travaux grâce aux éclairages psychanalytiques, des pistes de réflexion pour penser le lien didactique et la relation entre enseignants et élèves. Eléments d'entretien extraits du Café Pédagogique.
Dans cette perspective, mes publications font surtout état, en ce qui concerne les enseignants, de la dialectique plaisirs/souffrances : c’est ainsi que j’ai intitulé mon ouvrage princeps Les enseignants entre plaisir et souffrance, dans lequel j’ai montré que, dans une perspective psychodynamique inspirée des travaux de Christophe Dejours, la souffrance est l’une des composantes principales du rapport au travail et que le plaisir est sans cesse à reconquérir sur cette souffrance, qu’il n’est jamais définitivement acquis. Car, si l’on accepte de prendre comme angle de vision un éclairage psychanalytique, la souffrance psychique du sujet humain apparaît comme une donnée fondamentale de la vie psychique et l’évoquer ne revêt pas forcément une connotation négative. Selon René Kaës, celle-ci est « une donnée structurale de notre vie psychique, divisée, conflictuelle, d’abord insatisfaite ». Or, être enseignant ne nous dispense pas d’être humain, c’est-à-dire d’être un sujet divisé par notre inconscient, inconscient que nous ne pouvons laisser à la porte de nos salles d’enseignement, ni d’avoir un appareil psychique qui effectue en permanence, et sans que nous n’y prenions garde, un certain travail psychique pour nous maintenir en équilibre ; sauf que, parfois, ce travail spontané, qui se trame à notre insu, ne nous protège pas suffisamment face aux circonstances difficiles qui surviennent.
Mon ouvrage paru en 2013, et qui prend la suite de celui de 2001, s’intitule, lui, Au risque d’enseigner. Je souhaite en effet faire entendre le message que le métier d’enseignant est risqué au plan psychique et que cette prise de risque est largement méconnue par le public. L’autre partie du message porté par cet intitulé, c’est qu’il n’y a pas le choix pour un enseignant : le moment venu, et, en particulier, au moment de son entrée en fonction, il est contraint de prendre le risque d’enseigner. Aucune formation ne peut lui éviter cette confrontation à la réalité du moment de l’acte, au fait de se trouver face à un groupe inconnu et face aux imprévus de la situation. Comment former à accueillir l’imprévu ? En tout cas, il est impossible de garantir à l’avance par la formation que les enseignants ne soient pas surpris à leur arrivée sur le terrain. En revanche, dans l’après-coup de cet exercice, il est toujours possible d’élaborer leurs éprouvés autour de la manière dont ils se sont débrouillés avec cet imprévu. Les temps d’analyse clinique des pratiques permettent ce travail.
Face à ces constats, j’ai été conduite à proposer un accompagnement clinique groupal pour permettre aux enseignants d’élaborer leur pratique, dans l’après-coup de leurs séances d’enseignement, au sein d’une atmosphère empreinte de respect et dans un esprit de coopération. Le but étant de les aider à trouver de nouvelles ressources pour assurer une présence vivante qui tienne dans la rencontre didactique. Dans ces groupes, il s’agit de faire vivre aux enseignants qui y participent une expérience subjective inédite et régénérante, pour qu’ils puissent articuler leur propre subjectivité professionnelle avec d’autres subjectivités professionnelles, en partageant affects et émotions dans un climat de sécurité narcissique. Ce travail psychique revitalisant s’effectue au rythme des séances et dans le respect de la singularité de chacun, dans une ambiance où il est possible de partager les imprévus rencontrés dans les situations apportées par chacun d’entre eux ; sans occulter les émotions qui émergent au détour des récits mais au contraire pour les transformer et se sentir émotionnellement plus dégagés, comme on peut le découvrir au fil des histoires présentées dans mon ouvrage Au risque d’enseigner .
Ce que j’ai montré dans mes recherches, c’est que la souffrance est inhérente à la construction et au maintien du lien didactique dont les enseignants ont la charge. Chaque enseignant s’en accommode à sa façon et plus ou moins confortablement, tous ont à faire avec la souffrance psychique professionnelle spécifique de leur métier. Ils développent des stratégies singulières, des modes de défense qu’il s’agit d’appréhender pour comprendre la nature de cette souffrance et pour les accompagner dans une pratique de dégagement. Ainsi, de mon point de vue, améliorer le « bien-être » des professeurs est grandement lié à la question de les aider à faire mieux circuler leur énergie psychique qui est, au fil des jours, souvent emprisonnée dans des mécanismes de défense qu’il leur est possible de desserrer. C’est en retrouvant une énergie plus fluide qu’ils pourront dégager l’espace d’enseignement pour le bien-être de leurs élèves qui ainsi risquent, à leur tour, d’être moins prisonniers des turbulences émotionnelles issues de la rencontre didactique. (Le Café Pédagogique).