Science ouverte et open universities : la Covid-19 comme accélérateur ?
En ces temps bouleversés par la pandémie mondiale, les systèmes scolaires se sont vus contraints du jour au lendemain d’assurer, bon an mal an, une « continuité pédagogique » et l’enseignement à distance, jusque-là assez confidentiel et réservé à des situations spécifiques comme la maladie, a concerné tous les élèves, du primaire au bac et au-delà.
À lire aussi : Pédagogie à distance : les enseignements du e‑confinement
Alors que cette transition a été souvent plus subie qu’acceptée, se heurtant notamment à des difficultés techniques, il est intéressant de se pencher sur les universités ouvertes. Ce dispositif qui existe depuis plus de cinquante ans et a toujours fonctionné à grande échelle est principalement dédié à un autre public, celui des adultes en formation professionnelle. Cependant, son histoire nous rappelle que l’enseignement à distance s’accommode effectivement mal de l’improvisation.
Comme tout système, il est à comprendre dans un contexte d’émergence lié à des décisions politiques. Il s’inscrit dans une organisation, dans une histoire, dans une culture professionnelle particulière qu’il est difficile de reproduire sans en comprendre les fondements. Le nombre d’open universities reste incertain tant il est difficile de les définir selon des critères homogènes. On peut cependant les estimer à soixante-dix, dont près des deux tiers en Asie.
Un accès sans condition de diplôme
Ces universités qui visent un enseignement à distance de masse ne trouvent pas réellement d’équivalent dans le paysage français. Elles appartiennent le plus souvent au cercle fermé des méga-universités, dépassant le million d’inscrits, par exemple en Inde, dans le cas de l’Indira Gandhi National Open University qui comptabilise près de 3 millions d’inscrits.
Visant prioritairement la montée en qualification des travailleurs et la démocratisation de l’enseignement pour les populations les plus fragiles, ces universités sont majoritairement publiques et nationales. Elles répondent ainsi à des orientations politiques et sociales. Ce sont d’ailleurs avec ces perspectives qu’elles ont vu le jour dans les pays en voie de développement, bénéficiant généralement de fonds de la Banque Mondiale et du soutien de l’Unesco. Enfin, il s’agit d’institutions contrôlées par une administration centrale et autonome.
Historiquement, la première université ouverte en tant que telle voit le jour au Royaume-Uni en 1969. Le projet, à l’initiative des travaillistes, répond aux revendications d’une jeunesse issue du baby-boom et de la popularisation de la télévision. Avec le soutien de la BBC, l’Open University diffuse massivement des programmes éducatifs radiophoniques et télévisuels.
Conçue pour un public d’adultes déjà en situation professionnelle, elle délivre un enseignement à distance sans condition académique d’admission. Tel est principalement le sens du mot « ouvert ». Elle propose également un enseignement hybride avec des temps de rencontre entre les étudiants dans des centres régionaux disséminés à travers tout le pays.
Le succès rencontré par l’open university trouve écho dans les pays du Commonwealth, en Afrique anglophone et en Asie, mais également en Europe. À partir des années 1970, les universités ouvertes vont ainsi se déployer à travers le monde.
Entre espoir et pragmatisme
À chaque université ouverte son contexte politique d’émergence. Tel est par exemple le cas en Tanzanie. À la fin des années 1980, le pays engage ainsi un processus de création d’une université ouverte. Il s’agit de répondre au besoin criant de formation d’un pays à la jeunesse croissante. Le projet s’inscrit dans un courant de la pensée socialiste africaine héritière des préceptes de Julius Nyerere.
L’université ouverte de Tanzanie ouvre ses portes quelques années plus tard, en 1992, avec l’idée de développer l’autonomie éducative des Tanzaniens. Implantée sur un vaste territoire, elle possède une trentaine de centres régionaux allant jusqu’au Rwanda. Première université à proposer un enseignement ouvert et à distance en Afrique de l’Est, elle détient plusieurs centres régionaux internationaux de coordination au Kenya, en Namibie, en Ouganda et au Malawi.
Mais les années 2000 ont vu arriver l’émergence d’internet. À partir de 2005, l’université ouverte de Tanzanie se lance dans une politique d’intégration du tout numérique pour les enseignements à distance en misant sur des Ressources éducatives libres pour limiter les coûts. Habitués à des dispositifs ne nécessitant pas de connexion (manuels ou CD mis à disposition dans les centres régionaux), peu équipés, les usagers se retrouvent plongés dans des situations de fracture.
Ce nouveau système, qui provoque une rupture brutale, contraint les étudiants à des situations de contournement lorsque la connexion fait défaut. Dans un continent qui voit l’explosion du téléphone portable, c’est souvent lui qui permet de suivre les enseignements et de rester en contact avec le corps enseignant. C’est un système parallèle et informel qui se met ainsi en place. Reste l’espoir des annonces gouvernementales annonçant la connexion du réseau national à la fibre.
Tant que la connexion fait défaut, le tout numérique devient contre-productif et détériore un service qui se veut pourtant innovant. L’université ouverte de Tanzanie a fait ainsi un pari, en misant sur la rationalisation des moyens. Avec la promesse d’infrastructures à venir, l’espoir persiste malgré une colère grandissante.
Contraintes géographiques
Réduire les coûts tout en offrant des perspectives éducatives aux populations les plus fragiles, tel est également l’objectif qui présida à la création de l’Allama Iqbal Open University en 1974 au Pakistan. Ce sont d’abord les femmes soumises aux contraintes du foyer et du poids de la tradition qui constituent la cible prioritaire de cet enseignement à distance. Elles en constituent la moitié de ses effectifs avec les travailleurs en formation continue.
Face à une population fortement rurale, l’université ouverte se rapproche de ses étudiants en créant des centres régionaux. Cet objectif se rapproche de ceux que l’on peut observer d’autres pays en voie de développement, comme en Tanzanie ou encore en Indonésie.
Dans ce pays, ce sont des contraintes géographiques qui ont conduit à la décision de créer une université ouverte au milieu des années 1990. La question de la distance est en effet au cœur des problématiques de ce pays aux territoires éclatés en dizaine de milliers d’îles. En Indonésie tout comme au Pakistan, la télévision reste un moyen efficace de diffuser des programmes éducatifs en s’affranchissant des difficultés d’accès au numérique.
Au Pakistan, un système de production industrielle et de distribution massive de manuels coexiste avec la diffusion de cours en ligne disponibles sur Internet. Difficile, en effet, d’envisager un enseignement numérique quand la pauvreté persiste. Comme le souligne un enseignant pakistanais rencontré lors de nos entretiens :
« si tu veux participer à une course, tu dois avoir l’estomac rempli ».
Toutes les universités ouvertes n’en sont donc pas au même point. Le contexte socioculturel, économique et politique joue effectivement un rôle important dans l’adoption et l’appropriation des nouvelles technologies. Cependant, les ressources et outils en accès libre sur la toile offrent de nouvelles perspectives dont savent pertinemment se servir les pays en voie de développement. Tel est par exemple le cas avec Moodle, plate-forme d’apprentissage en ligne libre plébiscitée par ces universités.
Numérique : des enjeux d’influence
Dans cette course au numérique, l’Europe n’est pas en reste. Des fonds européens sont ainsi proposés pour permettre la mutualisation de ressources éducatives sur les territoires. L’enseignement à distance est vu comme un moyen de développer la formation continue, en permettant des échanges entre pays européens. Reste que la disparité des langues sur le territoire européen réduit d’autant le spectre possible des étudiants.
Par ailleurs, l’éducation ouverte a pris une nouvelle tournure avec la déferlante des MOOC (Massive Open Online Courses, ou CLOM en français, Cours en Ligne Ouverts et Massifs), venue d’Amérique du Nord. Avec le numérique, l’enseignement à distance peut acquérir de nouveaux marchés et renforcer son attractivité. L’université ouverte de Shanghai l’a bien compris en communiquant sur sa transition numérique et sur ses innovations présentées lors de programmes d’accueil de chercheurs internationaux.
Dans les faits, la transition reste plus timide, l’université chinoise visant l’efficacité sur le terrain. Nulle transition brutale : les traditions éducatives persistent parallèlement à des innovations qui se veulent des prototypes servant l’image d’une université au cœur d’une mégalopole bouillonnante.
Le changement de paradigme se produit en fait au Royaume-Uni, au sein de l’université ouverte modèle du genre. Les décisions politiques de ces dernières années le prouvent : acquisition d’une plate-forme MOOC privée, FutureLearn, visant à se positionner comme leader dans le domaine de l’éducation ouverte sur le web. Mais parallèlement, les centres régionaux, lieux physiques des rencontres en présentiel, sont en partie fermés et un plan social important conduit l’université à se séparer de près de 500 de ses personnels.
La fin du modèle social historique
La politique nationale influence également les nouvelles orientations de l’université qui subit une augmentation des frais de scolarité entrainant une baisse d’effectif. Le modèle social historique de l’université ouverte a vécu : le numérique est venu modifier la notion d’ouverture telle qu’elle était entendue dans les années 1970.
Aujourd’hui, la crise du coronavirus a conduit les universités traditionnelles à se mettre subitement à l’enseignement à distance. Il sera intéressant d’examiner l’impact que cette nouvelle concurrence aura sur les universités qui ont historiquement la distance dans leur ADN. Le passé et le regard porté sur des terrains internationaux pourront encore nous éclairer.
Dans les années 2000, la Télé-Université du Québec (Teluq), université à distance, a été ainsi contrainte de fusionner avec l’université du Québec à Montréal (UQAM), la transformant en université d’enseignement mixte. À la suite de la crise du coronavirus, les universités traditionnelles pourraient également absorber les universités à distance ou conduire à leur disparition progressive. Tels sont les scénarios qui semblent se profiler dans un mouvement d’hybridation généralisé visant la rationalisation des moyens et s’accordant avec de nouvelles modalités de télétravail.
Encore que durant cette crise, les universités ouvertes ont pu aussi jouer de leur expertise historique. Tel a été le cas avec l’université ouverte de Grèce qui a mis dès le mois de mars 2020 à disposition de toutes les universités grecques sa plate-forme d’enseignement. Une belle façon d’affirmer son leadership dans ce domaine. Disparition ou renforcement de ces institutions historiquement dédiées à la distance ? L’avenir, tout autant que les décisions locales, nationales et internationales, nous le diront…
Emilie Remond, Chercheuse associée au laboratoire TECHNE, Université de Poitiers
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
Nos chercheuses et chercheurs sont confrontés au quotidien au dilemme suivant, que la pandémie a révélé au grand public : « Comment faire bénéficier la société dans son ensemble des résultats de recherches financées par des fonds publics et qui concernent des questions de première importance pour l’humanité, alors que les grands éditeurs mettent ces travaux sous séquestre ? »
Depuis le début du siècle, un nouveau modèle a émergé pour briser les barrières qui enferment le savoir, celui de la science ouverte (Open Science), transparente et accessible à tous. Cette approche novatrice a convaincu de sa pertinence de nombreux chercheurs et des décideurs, au premier rang desquels l’Union européenne, la science ouverte constituant un pilier de l’Espace européen de la Recherche (ERA).
Elle a même conquis certains éditeurs tels que les géants de l’édition Elsevier ou Springer qui transforment leurs modèles économiques et font désormais payer aux auteurs des frais de publication en libre accès. En France et pour l’année 2017, ces frais s’élevaient en moyenne – tous types d’éditeurs confondus – à 1754 euros par article.
D’autres modèles économiques sont possibles cependant, depuis le dépôt des articles sur des répertoires numériques jusqu’au financement public de l’édition en Open Access (par exemple, toujours en France, OpenEdition). La science ouverte, surtout quand elle n’est pas mise au service des éditeurs et de leurs profits, permet de démocratiser les savoirs, de surmonter les inégalités dans l’accès à la connaissance, en particulier dans les pays et les institutions les plus pauvres, tout en accroissant l’utilisation des preuves scientifiques en soutien à la prise de décision politique.
Faire face à la pandémie
Depuis janvier 2020, le paysage de l’édition scientifique s’est transformé de façon accélérée, s’éloignant toujours plus du modèle traditionnel de l’accès restreint et conditionnel à la connaissance.
Répondant à l’appel des autorités scientifiques de douze pays et aux exhortations de l’ONU, de l’Unesco, de l’OMS et de la Commission Européenne, la plupart des éditeurs commerciaux ont rendu disponibles aux chercheurs du monde entier et de façon rétroactive les articles relatifs à la Covid-19 et aux coronavirus. Les délais entre la soumission et l’acceptation des articles ont aussi été considérablement diminués, passant de cent à six jours en moyenne au cours des douze premières semaines de pandémie ! Il s’agit cependant ici d’un geste commercial temporaire plutôt que d’un basculement durable vers le libre accès généralisé à l’information scientifique, d’autant que la plupart de ces éditeurs continuent d’imposer aux auteurs des frais de publication qui ne cessent de croître.
Dans ce contexte, on constate de plus en plus que les chercheurs s’orientent vers des solutions de publication où ils ne cèdent pas leurs droits d’auteur aux éditeurs, où les résultats sont accessibles gratuitement et où les frais de publication, quand il y en a, reflètent le coût réel de la production.
Adopter la « prépublication » rapide
Un auteur peut aujourd’hui déposer sur un serveur informatique un manuscrit complet avant même que des pairs ne procèdent à son examen et avant la publication dans une revue à comité de lecture. Cette « prépublication » (preprint) permet aux auteurs de revendiquer une idée, de prendre date et d’accélérer la diffusion gratuite de leur travail. Elle peut être modifiée ou mise à jour, commentée par des spécialistes et conservée sur le serveur de prépublication même si elle est publiée ultérieurement dans une revue. Les prépublications peuvent être citées et indexées et font l’objet d’une attention croissante dans les médias d’information et les réseaux sociaux. La tendance à prépublier doit toutefois s’accompagner d’une grande vigilance quant à l’intégrité scientifique et la reproductibilité des résultats, sans quoi la crédibilité du processus serait remise en cause. Il est essentiel également que la presse généraliste, les décideurs politiques et le public comprennent le statut fragile et temporaire des informations contenues dans ces prépublications qui demeurent en attente d’une consolidation, voire d’une confirmation.
La pionnière des plates-formes de prépublication est arXiv, née en 1991 et couramment utilisée depuis près de 30 ans par les physiciens et les mathématiciens. Plus récentes, medRxiv et bioRxiv, Research Square ou preprints.org ont vu leurs dépôts d’articles augmenter de façon très spectaculaire durant la pandémie de Covid-19.
Ce succès confirme que, lorsque l’urgence prime, c’est vers ces outils rapides que les chercheuses et chercheurs se dirigent en priorité, tant pour s’informer que pour informer. Les prépublications accélèrent également la mise en place de collaborations internationales permettant la compilation rapide d’un grand volume d’informations épidémiologiques et les manipulations d’un nombre gigantesque de données accumulées par de très nombreux scientifiques.
Ouvrir l’accès aux données
Au-delà de l’accès aux articles, la pandémie a souligné l’urgence de l’accès à des données génomiques, cliniques, mais aussi géographiques et économiques. Dès janvier 2020, les chercheurs ont téléchargé la séquence initiale du génome du SARS-CoV-2 dans une base de données en libre accès. Très vite également, la plate-forme de données européenne sur la Covid-19 a rendu accessibles les données issues de grands centres de données biomédicales en Europe et au-delà. Des informations essentielles sur le virus, ses mutations, son infectiosité, sa sensibilité à des médicaments existants, le terrain génétique de ses victimes, sont ainsi instantanément accessibles à tous les chercheurs intéressés. Sans le partage à un stade initial des données, ni les méthodes de dépistage ni les vaccins n’auraient pu être développés aussi rapidement.
La qualité et la fiabilité d’un article scientifique, publié dans une revue ou en prépublication, reposent en outre sur la qualité et l’accessibilité des données qui le sous-tendent et qui doivent être vérifiables. La rétraction du célèbre journal médical The Lancet d’un article sur l’inefficacité de l’hydroxychloroquine pour lutter contre la Covid-19 l’a démontré a contrario : les données, qui se sont avérées frauduleuses, n’étaient pas accessibles. Il faut donc encourager les scientifiques à gérer leurs données avec autant d’attention qu’ils publient leurs articles : en assurer la qualité scientifique – souvent trop faible actuellement –, les déposer dans des répertoires numériques certifiés et interopérables, selon les standards de leur discipline. À l’heure actuelle, seule une petite minorité des articles dédiés à la Covid-19 disponibles sur la base de données bibliographique en Open Access PubMed Central donne accès aux données sous-jacentes.
Impliquer les sciences humaines
Enfin, la pandémie, comme les autres défis de société, nécessite une collaboration entre spécialités. Si les sciences biomédicales tiennent le haut du pavé, la gestion de la communication et des politiques sanitaires ainsi que les effets de la crise sur la psychologie, l’économie et la culture requièrent d’urgence le partage des connaissances produites par les sciences humaines et sociales. La crise sanitaire y a suscité une prise de conscience et des efforts importants sont menés pour rendre visibles et mettre en connexion des initiatives jusqu’alors fragmentées.
Les chercheurs en sciences humaines et sociales s’impliquent également dans le débat public. Cent vingt académiques belges ont ainsi publié en Open Access des propositions argumentées pour une sortie de confinement durable tenant compte d’exigences d’équité sociale et de préoccupations environnementales. Les réflexions de certains d’entre eux ont été relayées également par le biais de chroniques publiées en libre accès dans la presse traditionnelle, contribuant notamment à mettre la santé mentale et la dimension psychosociale de la crise à l’agenda des décideurs politiques, quand bien même les comités d’experts mandatés continuaient de privilégier les considérations cliniques et épidémiologiques.
Indépendamment de la discipline, c’est donc la communauté scientifique dans son ensemble qui a l’opportunité de s’affranchir de son addiction aux revues « à haut facteur d’impact » et accélérer la circulation du savoir dans la société. Puissent les transformations suscitées par la pandémie inciter les chercheurs à s’inscrire plus résolument dans une trajectoire où l’ouverture et le partage rendront à la science et à la recherche leur fonction originale : servir l’intérêt de chacun et de la collectivité.
Bernard Rentier, Rector Emeritus, Professor Emeritus of Virology and Viral Immunology, Université de Liège et Marc Vanholsbeeck, Docteur en sciences de la communication, Université Libre de Bruxelles (ULB)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.