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Cours universitaires et travaux de recherche sur les questions d'apprentissage des jeunes et des adultes, science du développement humain, sciences du travail, altérités et inclusion, ressources documentaires, coaching et livres, créativités et voyages. Philippe Clauzard : MCF retraité (Université de La Réunion), auteur, analyste du travail et didacticien - Tous les contenus de ce blog sont sous licence Creative Commons.  

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Anne Lehmans, Université de Bordeaux

Après une période d’oubli relatif, le philosophe américain John Dewey (1859-1952), figure majeure du courant du pragmatisme, est largement mobilisé sur les questions de pédagogie depuis quelques années. Souvent réduite à la célèbre formule du « learning by doing » qui valorise l’expérience dans les stratégies éducatives, sa réflexion sur l’école reste indispensable, au-delà du recours à la pédagogie de projet.

Si John Dewey a produit une somme considérable d’écrits dans les domaines de la psychologie, l’art, la politique, et surtout l’éducation, il n’a été traduit en France qu’avec parcimonie. C’est grâce aux travaux de Jean-Pierre Cometti et de Joëlle Zask, entre autres, qu’il a été récemment redécouvert.

On trouve dans ses ouvrages les bases d’une réflexion originale et toujours actuelle sur la relation entre pédagogie et démocratie, sur ce que pourrait être une éducation « accoucheuse » de démocratie, selon ses propres termes, ancrée dans l’expérience, dans un monde en proie aux fractures et au doute.

Les objectifs de l’éducation : former des enquêteurs dans un monde commun

John Dewey s’est penché sur les relations entre éducation et démocratie en cherchant une façon de construire un monde commun qui autorise le partage de significations et d’actions. Ce commun résonne profondément comme un appel à l’action dans les périodes de conflits militaires, politiques et sociaux, et de menaces environnementales. Car l’action est indissociable de la connaissance pour Dewey, une connaissance de nature relationnelle et sociale qui se construit dans l’expérience.

L’information est alors source d’« empowerment », elle peut donner les moyens de l’action collective et individuelle, si elle permet aux acteurs de construire et de partager une perception, une compréhension et des modalités d’intervention sur l’environnement sur des bases collaboratives. La communauté se constitue dans son rapport à l’information, rapport qui repose sur une interprétation partagée et vécue. La communication nourrit ainsi la dynamique qui permet les conduites conjointes, l’adaptation et l’association des individualités.

Portrait de John Dewey
John Dewey. Underwood & Underwood, Public domain, via Wikimedia

Le courant pragmatiste représenté par John Dewey considère l’élève comme un individu capable d’agir dans la société et non comme l’instrument d’un système qui le dépasse. Cette capacité d’action, cette agentivité, diraient certains, correspond à un engagement. Elle suppose que l’élève soit considéré comme sujet, acteur de son propre apprentissage et non réceptacle d’un savoir accumulé et simplement transmis.

La connaissance acquise par l’expérience est celle d’un être socialement situé dans le monde, qui interagit nécessairement avec ses pairs, dans des groupes, et avec des outils intellectuels qui lui permettent d’appréhender ce monde. Chez Dewey, politique et connaissance sont indissolublement liées dans le pragmatisme qui est à la fois philosophie politique et théorie de la connaissance.

Si l’éducation vise l’expérience partagée, communicable et communiquée, propre à la logique démocratique, elle repose fondamentalement sur la méthode de l’enquête. Celle-ci consiste à interroger l’environnement social et culturel et à chercher des solutions aux problèmes qui se posent par l’exploration : l’élève est avant tout un enquêteur, et la démarche d’enquête restera la condition de sa construction comme citoyen participant à la vie démocratique.

Sortant des pétitions de principe, du dogme des valeurs désincarnées ou brandies comme une menace, Dewey s’attache à proposer des pistes qui ouvrent la voie à l’incarnation des principes démocratiques dans la « vraie vie » à l’école, notamment dans son ouvrage Expérience et éducation (1938). Il en appelle au courage des enseignants pour qu’ils proposent une éducation basée sur un esprit de discernement, qui cultive le doute constructif, la recherche de la preuve, l’appel à l’observation, à la discussion, à l’enquête plutôt qu’aux conventions.

On trouve ici les bases des réflexions contemporaines sur l’éducation à l’esprit critique, destinée à ancrer une culture démocratique solide à l’école.

Les moyens d’une éducation démocratique : une pédagogie de la participation contre la transmission

John Dewey voit dans l’école le lieu de transformation de la classe en communauté d’enquêteurs, permettant aux élèves de se développer dans un monde dominé par la science et la technique.

En politique, la démocratie repose sur la communauté des citoyens, sur l’interprétation des expériences, a minima l’accord sur les désaccords et la façon de les résoudre, si bien qu’à l’époque actuelle, une communauté démocratique suppose une communauté d’enquêteurs. Cette démocratie est expérimentale et la participation est le moyen de disposer de son existence, qui ne peut reposer que sur l’échange et la coopération sous peine d’être dominée par une autorité autoproclamée.

La démarche d’enquête face à l’information consiste à rendre intelligible une situation pour agir, à créer un cadre qui donne cohérence et sens à une situation. Dans cette démarche, l’élève apprend en faisant un lien entre son expérience et les savoirs, et l’enseignant devient un médiateur entre l’école et la vie. Les contraintes didactiques ne sont pas nécessairement imposées mais les projets pédagogiques doivent être authentiques et favoriser les savoirs de l’expérience.

Ce point de vue sur les moyens d’une éducation démocratique constitue un héritage très contemporain dans les débats sur l’éducation. Il a été dénoncé, du vivant du philosophe, comme le rappelle Michel Fabre à propos de la critique par Hannah Arendt de la crise de l’autorité dans la Crise de la culture. John Dewey considère que l’éducation, au regard de l’objectif démocratique, ne peut en aucun cas consister en une transmission de contenus et d’un patrimoine de connaissances.

Tim Ingold, dans son ouvrage L’anthropologie comme éducation, reprend cet argument en proposant de lutter contre l’idée de transmission. Pour lui, l’éducation est avant tout ouverture aux choses et au monde, dans une capacité d’attention à l’environnement, à la résonance qu’étudie le sociologue Hartmut Rosa dans un récent ouvrage, également consacré à l’éducation.

Yves Citton, qui revient dans plusieurs ouvrages sur la question de l’attention et postface celui de Tim Ingold, défend cette idée selon laquelle l’éducation ne consiste pas à remplir des têtes mais à ouvrir les conditions de l’attention. C’est aussi l’horizon de la démarche de cartographie des controverses initiée par Bruno Latour, lecteur attentif de Dewey et de sa conception du public se saisissant de problèmes autour desquels la discussion et la critique sont garantes de la démocratie.

Ces propositions inspirées de la pensée de John Dewey peuvent être rapprochées des pratiques de la pédagogie active. Célestin Freinet insiste sur la « nécessité organique d’user le potentiel de vie à une activité tout à la fois individuelle et sociale, qui ait un but parfaitement compris, et présentant une grande amplitude de réactions » en valorisant le « sentiment de puissance ».

Les « communautés de recherche philosophique » qui consistent à expérimenter le débat philosophique très tôt à l’école, reprennent le principe du développement de la démarche de l’enquête, comme les stratégies pédagogiques basées sur l’expérimentation dans l’enseignement des sciences (dans le dispositif « La main à la pâte » par exemple).

L’enquête consiste à poser des problèmes à partir d’une situation d’incertitude et tenter de les résoudre dans une recherche collective basée sur le questionnement, la discussion, la recherche d’information et l’argumentation. L’arrivée du numérique dans le contexte scolaire et la complexification de l’établissement de critères de confiance dans l’information en circulation ont renouvelé l’actualité de la pensée de John Dewey.

L’éducation aux médias et à l’information est présentée comme une nécessité sociale absolue ces dernières années, pour développer l’esprit critique des élèves face aux phénomènes de complotisme, désinformation et radicalisation. Mais elle reste peu traduite dans les pratiques pédagogiques réelles. Elle pourrait trouver dans le souci de l’enquête, notamment autour de questions controversées, comme le propose Bruno Latour, une ouverture pragmatique indispensable.

Le développement d’une solide culture de l’information à l’école, base de l’esprit critique allié à l’esprit d’enquête, peut ainsi être considéré, dans la perspective de la pensée de John Dewey, comme la condition d’une éducation démocratique.The Conversation

Anne Lehmans, Professeure des universités en sciences de l'information et de la communication, Université de Bordeaux

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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