Analyse de pratiques dans le discours de la formation
L’analyse de pratiques en formation des enseignants est relativement récente. Elle désigne en même temps une technique, une procédure, un objectif. Hier aux allures innovantes ou aventureuses, elle renvoyait à l’innovation, à l’occasionnel, au marginal. Aujourd’hui, elle devient banale et prescrite. Elle renverrait presque à l’ordinaire. En même temps, elle devient générale et confuse. Le syntagme envahit, jusqu’à le saturer, le discours de la formation. Ce phénomène sociolinguistique n’est pas nouveau. Il en a été ainsi de l’aide individualisée et, très récemment, de l’articulation théorie/pratique qui préfigurait en quelque sorte l’arrivée de l’analyse de pratiques.
Pourquoi aujourd’hui l’analyse de pratiques dans la formation des enseignants ? La profession d’enseignant est une profession en transformation. Le métier a changé : les publics d’élèves et les environnements humains et techniques ont changé. Parallèlement, les attentes et les exigences que la société porte à l’école s’accroissent : il faut faire aussi bien que ce qui se faisait hier en le faisant aussi avec des élèves où hier cela ne se faisait pas. Le métier est d’évidence plus complexe. Il demande à chacun une pratique efficace qui exige plus de flexibilité et plus de collégialité. La question des compétences des enseignants est donc plus qu’auparavant une question vive. Elle est discutée, médiatisée, voire politisée. Quelle formation doit être mise en place et pour quels enseignants ? L’analyse de pratiques se place probablement dans cette double injonction : transformer les pratiques des enseignants en changeant les pratiques de formation.
La polysémie de l’expression L’analyse de pratiques est une expression constituée de deux termes ordinaires. Sans connotation particulière, elle prend sens dans le contexte de la phrase qui l’emploie. Les formateurs et les chercheurs ont, depuis tout temps et dans de multiples occasions, analysé les pratiques. S’agirait-il alors là d’un effet " Jourdain " ? L’analyse de pratique est aussi une expression attachée à un concept de formation. Elle a été liée à la psychanalyse, puis à la psychosociologie. Elle emprunte aux concepts de recherche/action, d’analyse institutionnelle et de pratique réflexive. Depuis quelques années elle est aussi un objet de recherche des didactiques et des sciences sociales et humaines. De tous ces lieux naissent des conceptions et des pratiques d’analyse de pratiques qui constituent aujourd’hui un ensemble dans lequel il est souvent difficile de se repérer.
Cette difficulté vaut pour les formateurs comme pour les chercheurs. Si nous avons assez d’éléments pour dire qu’il y a plusieurs manières de faire différentes, nous n’avons pas une catégorisation claire des différents paradigmes. Or, si l’effort de clarification ne se fait pas, l’analyse de pratiques se réduira probablement à son sens ordinaire. On dira, dans le meilleur des cas, qu’il est question d’une formation concrète, en prise directe sur la pratique. On dira, dans le pire des cas, que c’est une manière de faire qui, ayant tant de sens différents, n’en a pas. Travailler la polysémie du terme, à l’intérieur de structures de formation ou de recherche, doit permettre de ne pas affaiblir les modèles d’analyse de pratiques existants et les modèles de formation qui sont sous-jacents. L’enjeu de cette Université est précisément d’avancer sur les questionnements liés à l’analyse de pratiques en travaillant autour des diversités d’enjeux et de formes. Nous sommes beaucoup à être engagés dans l’analyse de pratiques et avons probablement déjà opté pour des manières de faire. Ce travail de réflexion critique va nous demander une position épistémologique et éthique : accepter que des points de vue différents, parfois incompatibles, soient également recevables et qu’il existe de l’indécidable dans les explications que proposent les sciences sociales et humaines.
Notions et significations La pratique appartient au registre des activités humaines et elle est ici, entendue au sens de professionnelle, c’est-à-dire liée à un contexte d’institution. Elle renvoie au travail, aux conduites et aux prises de décision. Je prendrai le risque d’avancer plusieurs distinctions. Lorsque je parlerai d’activité ou de pratique d’un praticien, j’inclurai la part corporelle observable et la part mentale non observable de l’activité du praticien. La pratique peut effectivement se décrire par les signes que le praticien produit : signes langagiers, attitudes, gestes. Mais il est impensable d’imaginer que l’activité de l’individu au travail se résume à l’activité corporelle : derrière le moindre des signes émis, il y a une pensée, une mémoire d’expériences. Il y a ce que nous sommes et ce qui, consciemment ou inconsciemment, produit nos perceptions, nos jugements, nos projets, nos représentations, nos règles d’action. Lorsqu’un enseignant écrit par exemple au tableau, il montre quelque chose avec son corps. Mais derrière ce geste, il y a une décision, une stratégie : écrire à ce moment au tableau a un sens. Il y a des routines d’écriture exécutées machinalement ou modifiées parce que la situation l’exige. Chaque signe que produit le corps du praticien est accompagné d’une activité de pensée.
Action, acte La pratique ou activité peut donc être étudiée sous deux aspects. Le premier serait l’aspect observable. La pratique peut être découpée en unités de sens et décrite en prenant en compte à la fois les signes que produit le praticien et les signes que produit le milieu dans lequel opère la pratique. Les termes " action " et " événement " rendent compte de cet aspect objectivable de la pratique. Le second serait l’aspect non perceptible qui, chez le praticien, détermine ses décisions et ses conduites. L’action du praticien est alors l’expression, la conséquence d’une dynamique interne qui, pour être identifié nécessite l’interprétation des signes produits. Le terme " acte " désigne l’activité du praticien et contient en implicite la dimension mentale et psychique dont l’acte est la conséquence.
Contexte, temporalité, singularité La pratique est liée au contexte, milieu, environnement dans lequel elle se déroule. Elle procède de l’interaction avec un milieu et ne peut être conçue et/ou étudiée en dehors du contexte où elle doit se développer. Un enseignant, à projet d’enseignement identique, ne se conduira pas de la même façon avec une classe a priori attentive ou dissipée. La pratique s’inscrit également dans une temporalité. Il ne peut y avoir de pratique conçue en dehors de sa propre dynamique. Le fait d’encourager ou de sanctionner un élève dépend de ce qui s’est passé avant et influencera probablement ce qui se passera après. La pratique est enfin liée à la personnalité du praticien. Un même événement ne correspondra pas à la même réalité selon les praticiens. Ce sont des processus psychologiques qui interprètent, mémorisent, relient des événements entre eux et conduisent aux prises de décision. Ces processus sont éminemment liés aux expériences que chacun a vécu et donc à des histoires sociales et familiales singulières.
Pratique attendue, pratique vécue, compétences La pratique professionnelle est pour partie prescrite. En comparant les référentiels destinés aux enseignants du premier degré et du second degré, nous observons que les attendus se traduisent, soit en terme de résultats ou d’effets, soit en terme de comportements de praticiens. Lorsque les attendus se déclinent plus en terme de comportements, les compétences apparaissent comme des données a priori et la pratique comme une technique. C’est dans le référentiel des enseignants du premier degré que s’exprime le plus la tendance techniciste. Les compétences figurent en inventaire, le contexte privilégié est la classe au sens général. La pratique, par exemple, n’inclut pas la compétence à dialoguer avec les familles contrairement à ce qui est mentionné comme une prescription pour les enseignants du second degré.
Les compétences sont un point clé de la pratique vue sous l’angle des attentes de l’institution et donc des projets de formation. En reprenant les deux référentiels, nous observons que les compétences sont conçues comme des caractères statiques qui s’inscriraient dans trois registres par ailleurs diversement développés. Les compétences les plus développées sont de type comportemental, elles renvoient aux observables de la pratique. Les compétences de type culturel mentionnées concernent essentiellement les savoirs de la discipline ou de la didactique, elles renverraient pour partie aux représentations des choses. Les compétences qui relèvent du registre des valeurs ou de l’éthique participeraient à la posture de l’enseignant. Elles sont évoquées et peu précisées. Nous observons que selon les registres de compétences, les textes n’affichent pas la même richesse d’expression. Cela ne signifie pas que certaines compétences sont moins attendues, mais probablement que l’on sait moins bien les expliciter.
Pour confronter les attentes sur les pratiques vues du côté des prescripteurs aux points de vue des praticiens, je me référerai à différentes enquêtes menées auprès des enseignants lors des premières années de prise de fonction. Si le sentiment d’être insuffisamment formé et la déception manifestée vis-à-vis de la formation est plutôt générale, les enseignants conviennent cependant que des connaissances et des expériences vécues au cours de la formation leur sont finalement utiles. Cette difficulté à relier compétences et formation nous conduit à poser à nouveau la question des compétences à travers les difficultés que relatent les enseignants débutants. Les difficultés mentionnées portent principalement sur le rapport aux élèves et le rapport à l’institution et peu sur le rapport au savoir.
La difficulté de la relation pédagogique est majoritairement citée. Lorsque des succès sont décrits, il semble relever de comportements très subtils : " j’ai laissé faire et puis je suis allée doucement, en prenant ça finalement un peu à la rigolade […] je sentais vraiment la frontière ". Les raisons avancées pour expliquer la difficulté ne sont jamais d’ordre technique. Ce qui est invoqué tiendrait à un état ou à des dispositions comme : " assumer notre rôle d’adulte […] je n’arrivais pas à me sentir comme une référence en tant que savoir […] je pense que c’est surtout lié à notre personnalité ". Ce sont ces aspects de la pratique qui interrogent les compétences et, corrélativement, la formation.
La difficulté à placer l’institution et à s’y placer est aussi une difficulté évoquée par les débutants qui rencontrent un milieu qu’ils ne soupçonnaient pas ainsi : " je n’ai pas su à la sortie de l’IUFM ce qu’était une école je ne connaissais pas ce qu’était son fonctionnement je ne connaissais pas ce que pouvaient être les relations humaines enfin lesquelles elles devaient être au sein d’une école quelles étaient les obligations les devoirs d’un professeur des écoles vis-à-vis de ses collègues vis-à-vis de l’équipe éducative et aussi vis-à-vis des parents ". Au-delà des ignorances et des difficultés de positionnement, se pose la question de la relation avec la hiérarchie, avec les collègues, avec les familles et de la manière d’occuper différents rôles institutionnels. La prise de distance entre un rôle à remplir et sa propre personne est au centre de la pratique professionnelle des enseignants. Si le professeur organise pour les élèves la rencontre du savoir, il ne le fait pas seul et il le fait dans le cadre de règles inhérentes à l’institution : " on est vraiment divisé entre les instructions officielles, un livre et finalement la réalité ". C’est probablement ici que se pose le plus souvent la question de la posture et de l’éthique.
Au-delà des compétences que nous avons interrogées à travers la relation aux élèves et le positionnement dans l’institution, reste la question de leur acquisition. Lorsque les enseignants critiquent la formation, ils disent que ce qu’ils ont appris ne permet pas d’agir efficacement : " ce qu’on nous a enseigné à l’IUFM ça ne marche pas ici ". Ceux qui sont les moins critiques témoignent en même temps d’un processus d’adaptation qui leur a été donné : " la caractéristique de cette formation c’est qu’elle n’est pas directement opérationnelle et il faut retravailler sur le tas l’adapter à notre pratique [...] quand on arrive à avoir un résultat on a vraiment l’impression on a compris comment y arriver [...] c’est pas comme si on avait appliquer une recette qui n’est valable que dans un cas [...] y’a des choses qu’on a comprises en construisant nous-mêmes notre pratique de classe ". Le passage de la théorie à la pratique ne doit pas être sous-estimé. A ne pas travailler le lien entre la théorie et la pratique, on prend le risque d’une formation inefficace, d’une pratique déficiente et de la souffrance qui l’accompagne et en même temps du rejet définitif des théories qui apparaissent alors totalement inopérantes pour la pratique.
La formation professionnelle La transmission de savoirs Le modèle de la transmission fonctionne selon trois niveaux de savoirs. En premier lieu, la formation s’appuie sur les savoirs fondamentaux. Ces savoirs sont en général peu programmés dans les formations professionnelles. Ils en constituent par contre les préalables et ils sont d’autant plus importants que les professions sont autonomes et prestigieuses. La formation peut en deuxième lieu s’appuyer sur les savoirs de la science appliquée, c’est-à-dire les savoirs qui fournissent des processus de diagnostic et de résolution de problèmes. Les problèmes sont issus de la pratique. La recherche appliquée est alors chargée de résoudre les problèmes et d’y associer un inventaire de processus qui prédisent la réussite de la pratique en lui donnant une garantie scientifique. Ces savoirs sont d’autant plus produits que les métiers se professionnalisent. Enfin, en troisième lieu, la transmission peut être celle de savoirs peu formalisés qui ne sont pas le produit de recherche mais qui sont supposés opérés chez les praticiens experts. Cette transmission de savoirs se fait en général dans un cadre de compagnonnage. Ce type de transmission est plutôt réservé aux formations aux métiers dit de faible technicité.
Ce modèle de formation nommé par Argyris et Schön d’épistémologie positiviste est, d’après eux, remis en cause par les pratiques professionnelles qui sont confrontées à une plus grande complexité. L’inventaire des problèmes peut alors apparaître inadéquat. Les problèmes peuvent relever de singularités qui ne permettent pas de les ranger dans les catégories de la science. Des paradigmes nouveaux peuvent mettre en contradiction les modes de résolution et affaiblissent ainsi la portée des résultats.
La réflexion sur l’action Il s’agit d’un modèle de formation qui repose sur la conception que la compétence du praticien ne relève pas uniquement de savoirs ou de techniques. Dans ce modèle, la préparation à la pratique n’est pas réduite aux acquisitions de gestes et de comportements, elle inclut un travail sur les représentations, les valeurs voire les structures psychiques des praticiens. Il est alors nécessaire de permettre aux praticiens d’analyser et de comprendre leur propre manière de pratiquer et en faisant cela de mieux repérer ce qui guide leurs actes. La pratique, en tant qu’expériences vécues, est elle-même productrice de connaissances. La répétition d’événements, les rapports établis entre des décisions et leurs effets, les découvertes fortuites sont autant d’éléments qui permettent dans l’implicite à un praticien d’accroître ses connaissances et d’améliorer ses manières de faire. Les modèles de formation qui reposent sur la réflexion sur l’action reprennent, en l’instituant et en le formalisant, ce processus empirique de formation.
De la transmission à l’analyse réflexive : le changement de posture Que ce soit dans le cadre d’une transmission de savoirs ou dans celui de la réflexion sur l’action, la situation est institutionnelle et le formateur est garant d’un processus de formation. Ce dernier néanmoins n’entretient pas dans les deux cas le même rapport au savoir et il n’aura pas la même posture. Dans le cas de la transmission de savoirs, il est garant du savoir et son enjeu est celui de l’appropriation par le formé, il est en situation d’enseignement. Dans le cas de la réflexion sur l’action, il est garant du processus de réflexion et son enjeu est de permettre au formé de développer une intelligibilité de son action, il est en situation d’accompagnement. Ce changement de position s’accompagne d’un changement dans le rapport au savoir et dans la posture. C’est une des questions posées par ce séminaire.
Les analyses de pratiques et les savoirs en jeu L’analyse de pratiques, un outil pour transmettre des savoirs jugés utiles à la pratique Conçue comme une aide à la transmission, elle permet de travailler la pratique en s’appuyant sur une modélisation. L’analyse de pratiques se fait alors selon une décomposition a priori des tâches supposées essentielles pour la pratique et elle aide à l’identification des écarts entre activité programmée et activité réalisée. L’analyse de pratiques est donc un outil permettant de décrire l’activité. Ces analyses de pratiques s’inscrivent dans un projet didactique de transmission de savoirs. Les savoirs en jeu sont supposés générer l’action. Le formateur enseigne et aide le formé à contextualiser les savoirs.
L’analyse de pratiques, un outil pour problématiser les pratiques et leurs singularités L’action est considérée ici comme insuffisamment programmable. L’hypothèse est que chaque praticien doit mobiliser dans l’action plus de connaissances que la formation ne peut transmettre et qu’il existe une intelligence en acte. La pratique devient un objet de travail et les savoirs en question sont ceux que les praticiens utilisent, souvent de manière implicite, pour percevoir les situations, prendre des décisions et juger des effets de leurs actes. Cette forme d’analyse de pratiques s’appuie sur la métacognition. Elle accorde une grande importance à la description de l’activité, à l’interprétation par le praticien des événements vécus et à la recherche de stratégies. Le formateur guide l’analyse et participe à la problématisation de la situation.
L’analyse de pratiques, un outil pour travailler l’implication du praticien L’hypothèse est qu’il existe des caractéristiques personnelles qui entrent en jeu de manière décisive dans la pratique. Ces caractéristiques peuvent affaiblir ou développer les capacités à agir. L’analyse de pratiques permet de les identifier et de les discuter. Ces types d’analyse de pratiques relèvent de cadres théoriques précis (psychosociologie, sociologie institutionnelle, psychanalyse) qui fournissent les axes de lecture de la pratique et permettent les interprétations des différents événements repérés. Le formateur guide l’analyse et aide le formé à interpréter ses actes.
Pour conclure L’université d’automne aborde l’analyse de pratiques et reprende la question des différences. La conférence de Jean-Luc de Saint-Just traite la question du formateur et de sa posture. Les variétés que ce processus peut recouvrir sont illustrées à travers des témoignages et une expérience vécue. Sont mises en particulier en débat l’analyse de pratiques qui est inspirée par les groupes Balint et celle qui est issue des courants de recherche portant sur l’analyse de l’activité et le praticien réflexif.
Le travail de l’université ne se réduit cependant pas à la seule réflexion sur les processus et les dispositifs. Ce qui est proposé, c’est le détour qui nous semble devoir éclairer les manières de faire de l’analyse de pratiques plus sûrement que leurs simples comparaisons. C’est celui des trois cadres théoriques où se pensent l’action et le sujet en situation. Il est concrétisé par les conférences de Claudine Blanchard-Laville, Gilles Monceau et Gérard Vergnaud.
Il n’est pas non plus possible de penser l’analyse de pratiques professionnelles sans nous poser la question de son sens, aujourd’hui, dans la formation des enseignants. Cet autre détour est exprimé dans deux conférences, celles de Florence Giust-Desprairies et de Jean Lambert, qui éclairent les questions que pose actuellement l’identité professionnelle des enseignants.