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Carte de visite

Cours universitaires et travaux de recherche sur les questions d'apprentissage des jeunes et des adultes, science du développement humain, sciences du travail, altérités et inclusion, ressources documentaires, coaching et livres, créativités et voyages. Philippe Clauzard : MCF retraité (Université de La Réunion), auteur, analyste du travail et didacticien - Tous les contenus de ce blog sont sous licence Creative Commons.  

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Pierre Rabardel : des motifs et des buts...

En fondant en 1995 un réseau de recherche sur la didactique professionnelle, une des sources était la didactique de disciplines, et les difficultés rencontrées par les disciplines techniques pour se constituer comme didactique des savoirs… Reprenant un texte de l'époque, Pierre Rabardel précise le contexte initial de recherche :ddp « Une grande partie des savoirs professionnels sont non-explicites, et n’ont pas besoin de l’être pour leur mise en œuvre efficace. De ce fait, leur explication est problématique, et dans certains cas peut même s’avérer impossible. Leur transmission nécessite de penser des relations didactiques, dans des perspectives nouvelles. Ces caractéristiques ont conduit notamment à penser les savoirs professionnels en terme de compétences, qui d’une part ne se confondent pas avec ces derniers, et d’autre part permettent de mettre des situations de travail et des activités qui y sont développées au cœur des relations didactiques ». La didactique professionnelle a dû renverser cette centration sur les savoirs, la faire passer au second plan, pour se situer dans une autre perspective épistémologique. En situation de travail, le sujet doit agir, utiliser des ressources, des instruments, des valeurs, qu'il utilise pour transformer les situations, et au-delà le milieu de travail.
Savoirs et action, surbordination réciproque...
Au plan épistémologique, cela revient à considérer les rapports entre savoir et action du point de vue de leur subordination réciproque. Dans le champ scientifique, celui des didactiques disciplinaires, l'objectif de l'activité est la production de connaissances. L’action est subordonnée à cet objectif, à son service.
"Dans le champ professionnel, explique Rabardel, c’est en général l’inverse : ce qui est premier, c’est l’action efficace, avec la multiplicité des critères et des normes de validité et de valeurs de l’action. Ce qui est premier, c’est le faire, c'est la réalisation. La connaissance n’est là que comme ressource mobilisable, souvent mobilisée, mais en étant subordonnée à l’agir. C’est valable dans le champ technique, mais au-delà dans le champ professionnel."
À partir de ces positionnements initiaux de la didactique professionnelle, la question du "sujet capable" a donc émergé. 
Une pluralité de sujets ?Le sujet pragmatique, capable, s’appuie sur le sujet espistémique, celui qui a des connaissances. Il ne s’y oppose pas, mais se place du côté du « je peux », dans les deux sens du terme : j’en ai la capacité, et j’en ai la puissance : « Dans les circonstances d’aujourd’hui, je peux agir ». Le sujet capable n’est pas un sujet ignorant. Son « je peux » renvoie à l’orientation de son activité, qui vise à intervenir dans le monde, au sens large du terme. Bien entendu, toute personne est intrinsèquement et simultanément sujet connaissant et sujet capable. Mais aussi bien d’autres sujets : sujet de chair, sujet de droit, sujet social… 
"Bref, tout sujet est une personne, non divisible, engagée dans des activités et des systèmes d’activités, inscrite dans des cultures et des rapports sociaux de vie et de travail, c’est-à-dire dans des mondes humains. Toute personne est au quotidien un sujet intentionnel, motivé, finalisé, dont les actions et les activités prétendent à des normes qui l’encadrent, mais qu’il doit également singulariser, avec des motifs qui le poussent et des buts qui le tirent."

Motifs et buts dans l'activitéLes motifs et les buts expriment et réalisent l’orientation générale de la personnalité du sujet, et même de son identité.
Il les exprime et réalise dans des activités, à travers des actions, par des tâches et selon des circonstances. Bien entendu, il y a beaucoup de discordances entre ces différentes instances, entre les besoins du sujet et le résultat de ses interventions dans le monde. Elles sont source de sens, de signification et d’émotions, qui affectent le sujet et modèlent ses activités. Le sujet capable dispose à la fois de ressources internes et externes, qui sont constitutives de son pouvoir d’agir. 

Mais par-delà le quotidien, le sujet capable est un sujet en devenir, non seulement parce qu’à travers les âges de la vie il parcourt comme chacun les évolutions de l’ontogénèse, mais aussi et surtout parce qu’il est acteur de son propre mouvement et de ses propres dynamiques évolutives.
Produire, mais aussi se construire par l'expérience
L’activité productive est une activité de réalisation de tâches, visant à atteindre des buts. La maille temporelle pour arriver à un objectif peut être très brève (quelques secondes) ou plus longue (quelques mois), mais son terme est celui de l’objectif, de la finalisation. C’est celui des buts concrets, dans le monde concret.
L’activité constructive, elle, est orientée tout à fait différemment, vers le développement de la personne, son évolution, la reconfiguration des ressources et des situations et milieux de vie du sujet. Sa temporalité est donc totalement différente : c’est le moyen et le long terme. Ce qui est visé, c’est le futur. Son horizon est le travail sur le sujet qu’il est en train de devenir, qu’il prépare à s’engager à d’autres activités, et qui sera aussi, peut-être, une autre personne…
La distinction entre activité productive et activité constructive ne peut exister sans un troisième terme, qui est celui de l’expérience. L’expérience est certes le résultat de l’activité productive, mais elle est aussi matériau sur lequel va travailler l’activité constructive.

"Dire ceci, c’est insister sur la dimension matérielle de l’expérience, non pas au sens d’une matière qu’on pourrait toucher, mais au sens de quelque chose qui est là, qui résiste, qui se travaille, qui se transforme dans l’activité constructive en ressources, en compétences, en instruments, probablement aussi en identité"… 
Le risque du travail invivable, à prendre plus qu'au sérieux...P. Rabardel veut terminer en reponsant un problème vers lequel l’actualité pousse. C’est la question des risques, de la santé, de la professionnalité : "Il me semble que nous devons réfléchir à ce qu’est le champ de la professionnalité dans les situations à hauts risques psychosociaux pour la santé des personnes, qui sont en train de se développer dans la société d’aujourd’hui. On a mis dans un grand sac commode et a-théorique ce qu’on appelle les risques psychosociaux : le stress, le harcèlement, la violence, le burn-out, l’addiction, le suicide. On commence à y mettre les TMS… La liste est ouverte. La question qui se pose à la didactique professionnelle, c’est de savoir comment tout cela entre dans le champ de la professionnalité, comment une didactique peut-elle se préoccuper de l’expérience du risque, de la formation à l’affrontement du risque au travail, de ce type de risque, pas seulement des risques traditionnels… Je pense aussi que la didactique professionnelle, de part son inscription dans le monde, est en capacité d’y mettre un peu de théorie, pas seulement de formation, mais en produisant des savoirs."
Il propose  une définition-chantier : « Les risques psychosociaux, pour la santé humaine, sont les risques liés à l’existence située de rapports antagonistes entre deux choses : d’une part, les exigences de la vie psychique, de l’activité, de l’agir et du développement humain ; d’autre part les contraintes d’organisation, de fonctionnement et de dynamiques évolutives de situations et des mieux de travail et d’emploi ».
Lorsque les rapportsproduisent de "l’impossible et de l’invivable", il appelle la didactique professionnelle à investiguer ces nouveaux enjeux : "Ils sont vitaux, au sens fort, dans la perspective d’un homme capable, d’un homme vivant."

Pierre Pastré : "Quel sujet pour quelle expérience ?"

L’expérience, c’est ce qu’on apprend de la vie. Par leur activité, les humains se transforment eux-mêmes. Mais comment expliquer que certaines personnes semblent apprendre davantage que d’autres des expériences passées ?
DDPVenant du monde de la formation d’adultes, P. Pastré a l’habitude de faire précéder une action de formation par l’analyse du travail, mais aussi de regarder de près ce qui s’apprend "dans" et "par" le travail lui-même. C’est le sens qu'il a donné au terme "didactique professionnelle", l’apprentissage s’ancrant dans l’activité du sujet, à chaque fois qu’il cherche à s’adapter. 
Pour lui, l’expérience est ce qui s’apprend dans et par la pratique. Avec Piaget et Vergnaud, il pose que la "conceptualisation" est la manière spécifiquement humaine de s’adapter aux situations : les humains inventent des concepts, non pour produire directement des théories, mais pour pouvoir guider leur action, être en mesure de faire le "bon diagnostic" en retrouvant dans une situation ce qu'elle a de commun avec toutes les situations de sa catégorie conceptuelle.  Le sujet peut ainsi construire ses "organisateurs de l’action" : la pratique n’est pas qu’un ensemble de "trucs" qu’on emmagasine. Le travail est l’univers dans lequel la majeure partie des adultes construisent leur développement. 
Mais lorsque l’organisation du travail nie l’importance de soi, condition indispensable du développement, on constate le développement de la "souffrance" du travail empêché. Pour P. Pastré, plus la complexification du travail moderne demande d'y mettre du sien, d'y investir son intelligence, plus les dysfonctionnements organisationnels ou managériaux affectent les sujets : "L’intelligence au travail, qui s’est considérablement développée dans les dernières décennies, rend paradoxalement les sujets plus fragiles lorsqu’elle est empêchée".


Les deux pôles de l'identité : l'idem et l'ipséLe développement des adultes est beaucoup plus historique que génétique : les évènements, les situations, l’impact des autres acteurs, bref, l’expérience, y jouent un très grand rôle.
"L’expérience, c’est ce qu’on éprouve, ce qu’on a retenu des traces laissées en nous, en les sédimentant, mais aussi en les triant, en les hiérarchisant sans nous en apercevoir". 
Il reprend à son compte le modèle de Ricoeur, qui distinguait deux types d’identité : l’identité idem (le même), et l’identité ipse (soi-même). Les deux facettes se conjuguent dans ce que nous sommes : les faits accumulés, qui  constituent la singularité de notre parcours, et le sens que nous leur avons attribués, la responsabilité que nous leur imputons, l’inscription en nous, ce qui constitue qui nous sommes.

Si on attribue ce raisonnement à l’expérience, on retrouve les deux formes qui se combinent : l’expérience idem fait notre passé et notre patrimoine, l’expérience ipse est ce qu’on en a reconnu comme « signifiant pour nous », le sens qu’on a donné à ce qu’on a vécu, ce qu’on a retenu comme « exemplaire de ce que nous sommes ». L’expérience est donc la capacité, pour un sujet, à transformer ce qu’on a reçu de la vie en quelque chose qu'il assume, qui  désormais fait partie de lui-même, qui transforme le passif en actif, le reçu en conçu, le subien assumé. « Bref, la capacité à faire de l’ipséité avec de l’altérité ».

Le sujet capable ?
Depuis Descartes, on pose la question du sujet, d’abord « épistémique » (capable de raisonner à partir de ses connaissances), aujourd’hui « capable » au sens défini par Rabardel (qui  dit « je peux, je ne peux pas » avant de dire « je sais, ou je ne sais pas »). On retrouve encore Ricoeur, dont la mort à empêché la publication du dernier ouvrage, « L’homme capable ». En disant « je peux », l’homme devient capable de se désigner lui-même, de gagner en « pouvoir d’agir » (même si Y. Clot discute cette idée, en limitant le « sujet » à sa capacité à « être affecté » par les autres et par le social). Mais pour P. Pastré, si le sujet est bien affecté par ce qui lui arrive, il est bien « l’être qui métamorphose ses affects en propriétés identitaires et personnelles », par sa propre réflexivité. Il en prend pour exemple les « débriefings » qu’il mène après l’observation des situations professionnelles enregistrées, au cours desquelles les opérateurs donnent au vécu du sens pour eux, transforment les évènements en les rendant signifiants pour eux, «comprennent après coup».

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