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Cours universitaires et travaux de recherche sur les questions d'apprentissage des jeunes et des adultes, science du développement humain, sciences du travail, altérités et inclusion, ressources documentaires, coaching et livres, créativités et voyages. Philippe Clauzard : MCF retraité (Université de La Réunion), auteur, analyste du travail et didacticien - Tous les contenus de ce blog sont sous licence Creative Commons.  

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1 - Le glissement conceptuel peut s’analyser en termes de méso, topo, chronogénèse

Une analyse en termes de chronogénèse, mais aussi de mésogénèse, et de topogénèse (Sensevy, 2007) éclaire sur la procédure de glissement de l’objet enseigné vers un objet appris, sur le passage d’une pratique à une théorisation, c’est-à-dire vers l’objet appris.

La chronogénèse interroge la temporalité, la progression du temps didactique et les glissements selon divers niveaux de grammaire, autrement dit l’ajustement du type de grammaire au niveau de la classe. Elle nous conduit à l’observation de trois niveaux de grammaire : le premier au CP, qui correspond à un niveau de sensibilisation à des phénomènes langagiers, où les élèves peuvent percevoir des fonctionnements de la langue et les montrer ; le second, au cours élémentaire, coïncide avec une grammaire implicite où les élèves manipulent les faits langagiers sans nécessairement les nommer, découvrent de façon implicite des règles fondamentales sur la langue française en la faisant fonctionner ; le troisième niveau, au cours moyen, répond à une grammaire explicite où l’élève manipule des propriétés linguistiques et découvre derrière cet usage des propriétés et relations grammaticales décrites et nommées. Ces deux derniers aspects sont soulignés par les précédents protocoles d’E. et M., respectivement au CE1 et CM1/CM2.
La mésogénèse interroge la construction du milieu didactique dans lequel s’effectue le glissement. C’est la gestion des contenus en termes de définition du jeu (avec tout l’enjeu d’une tâche scolaire liée à un objet d’apprentissage), de dévolution : le maître précise le but de la tâche scolaire, et propose une « phrase problème », soit une phrase problème typique qui illustre clairement la règle de grammaire qu’il faut identifier ; soit une phrase problème atypique qui interroge la règle. Ces phrases sont des supports au jeu défini par le maître, aux opérations grammaticales consistant par exemple en interrogation (qui est-ce qui ?) pour segmenter en GS/GV, ou en manipulation, pour repérer les compléments, ou encore en classification, pour isoler des propriétés grammaticales.

La topogénèse renvoie en particulier aux procédures de régulation, avec des formes de questionnements : soit un « questionnement limite » qui est une provocation à l’apprentissage ; soit un « questionnement indice »,qui amène une information nouvelle afin de relancer l’apprentissage ; soit un « questionnement focalisant », qui est un jeu de questionnement séquencé, par étape..., afin de faire face à la complexité de la situation d’apprentissage. Enfin, il faut noter l’importance de l’institutionnalisation, qui interroge la construction de l’espace didactique dans lequel est appris un savoir selon les transactions maître – élèves. Elle est en rapport avec le mode de glissement conceptuel, qui varie selon l’état de l’interaction maître-élèves et l’utilisation d’une langue grammaticale. Il existe trois cas d’institutionnalisation : si les interactions sont convergentes, le maître généralise ; si elles sont remédiantes, l’enseignant répond à la place des élèves ; parfois il n’y a pas d’institutionnalisation.

2 - Les différents types de glissements

Il y a deux manières principales d’analyser les glissements conceptuels :

1/ selon la forme d’étayage entre maître et élève. De ce point de vue, on peut distinguer trois types de glissement conceptuel, que nous exemplifions de la manière suivante :

1-  institutionnalisant : les élèves ont trouvé la solution au problème grammatical posé, l’enseignant souligne cette réponse et formule, en généralisant, la règle : « Il est à l'infinitif. Verbe non conjugué, égal phrase non verbale Donc on est pas dans une phrase verbale. Donc notre histoire là, elle n'est valable que pour les phrases verbales... », le glissement est ainsi institutionnalisant ;

2-  les élèves n’ont pas trouvé la bonne réponse, l’enseignante est contrainte d’expliquer le phénomène des phrases sans verbes : « Il n'y a pas de verbe dans cette phrase, c'est une phrase nominale, pas de verbe... », le glissement est donc remédiant ;

3-  afin de faciliter la formulation de la règle, l’enseignant utilise un instrument, en l’occurrence devant la complexité du concept de partitif, il change de contexte avec une procédure de « recontexualisation » dans un univers plus familier des élèves qui va porter le glissement lui- même. G. (CM1) propose une manipulation via la substitution de « lave » par « purée » dont la proximité langagière est plus importante pour les écoliers. « Moi je peux vous proposer au lieu de dire la lave, par exemple je vais manger purée, je vais manger... Qu'est-ce que vous allez mettre avant purée ? ». Ce à quoi les élèves répondent : « De la. » Le maître reprend en écho : « De la purée » qui amène les élèves à trouver la solution attendue, à opérer le transfert souhaité : « Ah oui, de la lave ». L’enseignant ne va pas développer une institutionnalisation explicite, l’instrument provoque un glissement qui implicitement indique le concept. Le glissement est instrumenté.

2/ selon le langage grammatical utilisé par le maître. On peut observer de ce point de vue quatre types de glissements conceptuels :

1. des glissements sémantiques (sur la base du sens, comme essentiel outil d’analyse),

2. des glissements thématiques (sur la base du texte, avec la prise en compte du thème/rhème, du caractère thématique de la phrase),

3. des glissements morpho-syntaxiques (sur la base de la marque orthographique comme repère grammatical)

4. des glissements syntaxiques (sur la base du fonctionnement interne de la langue, en termes de propriétés et relations des éléments et structures de la phrase).

Il s’effectue ainsi une circulation d’un savoir grammatical provisoire vers un savoir institué sur le fonctionnement interne de la langue.

Evidemment les 2 modalités d’analyse se combinent. Reprenant nos deux exemples prototypiques précédents, nous remarquons que pour E., le glissement conceptuel est de type thématique et instrumenté (avec le recours à une procédure de pronominalisation qui facilite un saut informationnel). Cette procédure facilite une appréhension de manière implicite d’un fonctionnement grammatical. Pour M., le glissement conceptuel est syntaxique et institutionnalisant : « (Avec l’impératif,) il n’y a pas de sujet. »

D’autres grands types de glissement peuvent vraisemblablement apparaître en analysant de près un grand nombre de stratégies individuelles, avec un corpus moins modeste.

3 – Des comparaisons entre les glissements conceptuels opérés par différents maîtres de grammaire permettent d’accéder à des types de stratégies enseignantes

Afin d’examiner comment chaque enseignant opère son glissement et de quelle façon qualifier sa stratégie, nous nous sommes centrés sur 4 leçons concernant l’identification du GNS, au cours élémentaire. Nos comparaisons nous ont conduit à l’identification de quatre stratégies principales :

-  une stratégie « opportuniste » : c’est une attitude qui consiste à agir selon les circonstances, sans principes figés. L’enseignante s’adapte à la situation d’apprentissage, aux difficultés rencontrées par les élèves. Elle passe opportunément d’une procédure d’analyse thématique à une procédure d’analyse ou de mise en relief sémantique.

-  une stratégie « impatiente » : c’est une attitude vive qui n’attend pas, malgré les circonstances, dont la hâte est aussi spontanéité et forte réduction des difficultés pour faire avancer la classe, faire avancer les apprentissages. L’enseignante tend à donner la réponse à l’élève face à des erreurs ou des hésitations.

-  une stratégie « accompagnante » : c’est une attitude de soutien, avec la création d’un environnement qui accompagne l’élève, comme ressource en termes de support et d’animation pour la classe d’apprentissage. L’enseignante opère avec une procédure de mise en relief par soulignage des groupes syntaxiques qu’elle effectue à la place des élèves. Le travail est pré mâché par l’enseignante. Avec le mode de régulations et le choix des phrases aux structures habituelles, l’enseignante tend à réduire la complexité des apprentissages grammaticaux.

-  une stratégie « questionnante » : c’est une attitude consistant à étayer de près les interactions, avec une régulation importante qui vise le questionnement des élèves, afin qu’ils solutionnent par eux-mêmes le problème posé par le milieu construit pour une situation d’apprentissage. L’enseignante double son questionnement, en utilisant un questionnement limite qui pousse les élèves jusqu’aux limites du raisonnement (il y a une provocation à la pertinence dans le « jeu didactique ») et un questionnement indice, qui livre une information nouvelle dans la question, pour lancer les élèves vers une nouvelle piste de travail (afin de rendre le « jeu » gagnant, afin de faire avancer les apprentissages dans un sens attendu).

4 - Accentuation et style pour enseigner

Nous n’avons pas cherché à observer ces stratégies dans une perspective d’évaluation, comme s’il y avait des stratégies justes et des mauvaises. En fait, la « bonne stratégie » est celle qui s’avère efficace pour conduire une situation d’enseignement donnée.

Par delà la singularité des stratégies enseignantes que nous avons identifiées, il nous est apparu qu’il y avait une articulation entre les stratégies réalisées par les enseignants en classe, leurs conceptions personnelles de la grammaire et leurs bagages syntaxiques. Les variables de la culture personnelle et de la culture syntaxique du sujet enseignant influent sur la pratique de classe. Le positionnement grammatical, la logique d’apprentissage dépendront du fait d’avoir eu une formation littéraire ou scientifique. Ainsi, nous avons noté dans nos observations, pour l’un, un apprentissage plus ancré sur une logique sémantique et littéraire, pour l’autre un apprentissage qui se fonde davantage sur une logique scientifique et épistémique. Avec les connaissances syntaxiques de l’enseignant se joue la façon d’appréhender un objet de savoir à enseigner et la manière de piloter le glissement conceptuel, qui relève d’un geste professionnel. De surcroit, leurs cours de grammaire semblent affectés par les conceptions personnelles qu’ils ont sur la grammaire (conceptions positives, négatives, ou mitigées : par exemple, la grammaire est trop complexe et prématurée pour les jeunes élèves de l’école élémentaire).

Nous avons aussi observé une variabilité significative des finalités que les enseignants attribuent à l’enseignement de la grammaire. On trouve soit une accentuation plus instrumentale (faire de la grammaire pour écrire), soit une accentuation plus réflexive (faire de la grammaire pour réfléchir). Tous partagent une finalité « juridique », celle d’un enseignement fondé sur la loi grammaticale, les règles de grammaire, les lois d’usage langagier : tous les enseignants font de la grammaire pour faire respecter un code grammatical. Somme toute, faire de la grammaire, c’est toujours faire respecter une norme langagière, tout en développant une connaissance formelle sur une pratique quotidienne du langage, selon une dite accentuation privilégiée par l’enseignant.

Cela forme une attitude singulière du praticien au sein d’une élaboration personnelle d’une grammaire en acte. Ce sont donc de grandes tendances qui expliquent en partie la stratégie des enseignants. Elles influencent vraisemblablement leurs manières de programmer les difficultés d’apprentissage. Il s’agit bien plus de tendances opérationnelles des enseignants en grammaire que des types « idéaux » de praticiens.

S’ajoute une dernière variable : le style professionnel ou la « stylisation personnelle » des enseignants qui s’approche du style professionnel au sens de Clot (2000). C’est la part d’intervention la plus individuelle de l’enseignant qui entraîne qu’aucune classe de grammaire ne se ressemble, même si les objectifs d’apprentissage et les contenus sont identiques. L’appartenance à un mouvement pédagogique militant ou bien l’élaboration d’un modèle pédagogique propre les caractérise.

Pour conclure ce point, nous devons également considérer – comme l’explique la littérature didactique – une autre tension pour l’enseignant, qui peut se sentir à la fois pressé, par le milieu social ou les attentes parentales, de recourir à la grammaire prescriptive conventionnelle pour apprendre à bien parler et à bien écrire, mais qui peut être aussi soucieux de montrer une certaine idée de scientificité qui vise la description linguistique, donnant du sens aux apprentissages. Cet autre tiraillement complique notre panorama de l’activité du maître de grammaire, créant quelques variantes supplémentaires dans les modèles opératifs des acteurs.

Texte issu de la thèse de doctorat de formation des adultes sur la "médiation grammaticale : éléments de compréhension de l'activité enseignante", Philippe Clauzard, CNAM PARIS 2008

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